Jafar Panahi revient avec Un simple accident, une charge sans appel contre un régime à bout de souffle

L’heure du grand procès

d'Lëtzebuerger Land du 03.10.2025

Présent à Luxembourg la semaine dernière pour évoquer son dernier film, Un simple accident, Jafar Panahi savoure son incroyable succès. Après la Palme d’or obtenue en mai au Festival de Cannes, il vient d’apprendre que son long-métrage, coproduit par les Français des Films Pélléas et les Luxembourgeois de Bidibul productions, va représenter la France aux prochains Oscars. Une première dans la carrière du cinéaste iranien, qui signe un valeureux retour après une période d’emprisonnement de sept mois. Un simple accident est ce film né d’une remise en liberté, il y a tout juste deux ans, bien qu’il porte encore les stigmates de la captivité.

Sur une route, en pleine nuit, une voiture qui transporte une famille percute un chien. Un simple accident, vraiment ? Cet événement traumatique met la machine mécanique et politique à l’arrêt. Indice de cet effondrement aussi soudain qu’imprévisible, cette remise en cause de la doxa religieuse incarnée par le père, conducteur-patriarche, formulée par sa fille, au détour d’une réplique qui en dit long sur le changement qui s’est opéré en Iran depuis le mouvement « Femme, Vie, Liberté ». Non, comme le laisse entendre la fillette impertinente et raisonnée, Allah n’a rien à voir avec la mort du chien que la voiture a renversé. C’est plutôt un problème de conduite (routière et morale) de la part du père. Est alors évoquée en filigrane la question de la responsabilité individuelle, celle des bourreaux et autres prétendus « gardiens de la révolution » sans lesquels le régime n’aurait aucune prise sur la population. Si cette question affleure, c’est que l’heure est proche du grand procès, celui du régime comme de ses affidés qui surveillent de près la population. Dans les geôles de la république islamique, le cinéaste n’avait pas connaissance du mouvement « Femme Vie Liberté » qui a émergé en 2022 ; il a pourtant perçu, à sa sortie de prison, qu’un changement était advenu et que son prochain film devait l’intégrer à son récit : « Quand je suis sorti de prison, je me suis rendu compte que le visage de la société avait complètement changé. Comme je me considère comme un cinéaste social, il était évident que le film allait ressembler à la société », confie Jafar Panahi au Land. Tel est bien le sens de cette ouverture, de cette collision inaugurale qui annonce l’heure des règlements de compte. À partir de ce prétexte narratif, le récit poursuit son déroulé à contre-courant, selon une relecture de l’Histoire du point de vue des humiliés et offensés.

Ce n’est pas par l’image que l’on identifie les bourreaux dans Un simple accident, mais à l’oreille. Car dans les prisons iraniennes, les détenus ont les yeux bandés. Vahid, ouvrier, entend tout d’abord le pas d’un boiteux qui réactive en lui de mauvais souvenirs ; puis, il en est certain, la voix masculine qu’il entend est bien celle de celui qui l’a martyrisé durant des mois. Un bourreau bien connu de ses victimes, qui le surnomment « l’éclopé ». Une voix qui habite Vahid, comme le cinéaste qui, souvenons-nous, avait dans Taxi Téhéran (2015) quitté soudainement sa voiture car il était persuadé d’avoir entendu la voix de son tortionnaire dans la rue. De telles voix hantent durablement les consciences, les mémoires, possèdent les victimes longtemps après les sévices qu’elles ont subis. Un sentiment de vengeance étreint aussitôt Vahid, qu’il met en application quelques jours plus tard, à coup de pelle. Mais au détour d’un échange avec sa capture, un doute le saisit : comment être certain qu’il s’agit bien de « l’éclopé » ? C’est là que le choix du son, plutôt que de l’image, comme fil de l’intrigue, se montre particulièrement pertinent d’un point de vue dramatique. Par sa nature équivoque et abstraite, le son convoque l’incertitude : tel saint Thomas, on demande à voir pour croire. Pour en avoir le cœur net, Vahid se rapproche d’autres personnes qui ont, comme lui, été torturés par « l’éclopé » : un couple de mariés, une photographe, un autre homme dont il vient déranger le quotidien. Se constituent ainsi, dans ce film qui prend la forme d’un procès, différents témoins amenés à identifier le détenu en vue de décider de son sort.
Après de nombreux films autoréflexifs où Jafar Panahi mettait en scène sa condition de cinéaste empêché, de Ceci n’est pas un film (2011) à Aucun ours (2022), il renoue dans Un simple accident avec une forme narrative classique, linéaire, à l’énonciation transparente, où le cinéaste reste à sa place de cinéaste, derrière la caméra. Aussitôt formée, la communauté se retrouve embarquée dans la camionnette de Vahid pour se confronter à l’éclopé. Comme souvent chez Panahi, le véhicule est agora, parlement d’une société démocratique en germe. Les éconduits débattent, commercent, se soutiennent, y confient parfois leurs misères. Ce sont toujours des véhicules clandestins, lancés dans la nuit afin d’échapper à la surveillance policière. Sans doute faut-il déceler là l’influence de Hitchcock, dont on connaît les mises en situation paranoïaques. Il se trouve que Jafar Panahi a contribué à conserver les films de Hitchcock lorsqu’il s’occupait, étudiant, des archives de l’université de cinéma de Téhéran. C’était peu après la « Révolution islamique » de 1979, à l’issue de laquelle beaucoup de films, étrangers ou non, ont été anéantis. Du célèbre cinéaste britannique, Panahi reconnait avoir appris son « alphabet du cinéma ». Avant qu’il ne découvre les films italiens et se décide à adopter un « regard réaliste ».

Un simple accident promet sans détour un renversement du rapport de force en faveur des résistants au régime islamique. Le récit se situe virtuellement dans un Iran « d’après », débarrassé de ses agents, dans un avenir proche où le pouvoir sera remis aux citoyens qui en ont été les victimes et les témoins. On ne saurait formuler plus impitoyable sentence à l’endroit de la république iranienne. Alors que Panahi n’est plus sous le coup d’une interdiction de tournage ni même de se rendre à l’étranger, il songe, inquiet, à ce qui adviendra à la chute du régime au sein de la population, tant les blessures et les rancœurs sont profondes. Vengeance ou justice ? Un simple accident offre une méditation sur l’éthique, la nécessité d’une réparation pour les préjudices subis, la difficulté de juger et d’oublier, mais aussi sur l’impossibilité sur le plan moral de reproduire les méthodes de l’adversaire, basées sur l’arbitraire de la violence.

Loïc Millot
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