L’art de marier la carpe (Sérénade) et le lapin (Concerto)

Le bon jour de Brahms

d'Lëtzebuerger Land du 13.05.2022

C’est la crise, mais pas pour Brahms, qui, lui, se porte comme un charme. La preuve : le 2 mai, dans une ambiance électrique, celle des grands rendez-vous, une foule compacte et impatiente battait la semelle devant les portes du cadre imposant du grand auditorium de la Philharmonie pour assister à l’exécution de son Concerto pour violon et de la Sérénade n° 1. Heureux public, qui a eu le bonheur d’assister à ce concert Brahms, en compagnie de Paavo Järvi, à la tête de la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen, et, avec en point de mire, la soliste de haut rang qu’est Alena Baeva, et ce, dans ces deux pages on ne peut plus magistrales du barde nordique !

Duel sans merci entre le violon et l’orchestre, le Concerto présente de telles difficultés d’exécution qu’un virtuose de la stature d’un Sarasate refusa toujours de le jouer, et que l’on a parlé à son sujet de « concerto contre le violon » ! Et pourtant, il s’agit de l’une des œuvres pour violon les plus populaires et les plus enregistrées. D’entrée de jeu, il appert qu’Alena et Paavo sont faits pour s’entendre et nous donner une version de rêve de ce Concerto, où l’une trouve en l’autre un tempérament au moins aussi ardent que le sien, tous deux montrant avec quelle égale jubilation ils entrent dans cet univers brahmsien, se situant par là-même aux antipodes de ces lectures dans lesquelles le chef ne sert que de faire-valoir au ou à la soliste.

Manifestement au sommet de son art et trouvant dans l’accompagnement qui lui est prodigué un soutien suffisamment solide pour vraiment s’affirmer en donnant toute la mesure de son insigne talent, la violoniste russe prend sa partie à bras-le-corps sans pour autant damer le pion à l’orchestre. Ainsi s’instaure un dialogue constant entre une soliste frémissante et un orchestre qui sait la servir tout en se déployant. Tous s’enflamment pour un Allegro ma non troppo initial, bluffant de vélocité et de souplesse. Dans l’essentiellement mélodique Adagio médian, on salue un chant qui prend aux tripes, à la fois sensuel et élégant, un peu sucré et un brin frêle dans les pianissimi (si arachnéens qu’ils sont quelquefois à la limite de l’audible), mais, en dehors de cette menue réserve, émouvant de fragilité et de sensibilité. C’est l’occasion pour la belle Alena de faire admirer la très belle sonorité de son Guarneri del Gesù « ex-William Kroll », notamment celle de ses graves souples et profonds, dégageant une force sans dureté. Enfin, le Finale, compact et enlevé, brille par la grâce une princesse slave du violon au jeu intense, en parfaite adéquation avec l’orchestre qui crée le balancement nécessaire. Longuement et chaleureusement acclamée, la violoniste est revenue, sous les vivats, distiller avec une extraordinaire musicalité un bis à la fois d’une virtuosité étourdissante et d’une rare poésie.

En complément de programme, une rareté. Oui. Dans la mesure où les Sérénades de Brahms ne sont pas assez jouées. Il s’agit pourtant d’une sorte de paradis perdu. Symphoniques, certes, mais « sympathiques » avant tout, ces « musiques-qui-nous-aiment » sont un hommage aux divertissements musicaux du 18e siècle, notamment aux Haffner et Posthorn de Mozart, dont le compositeur hanséatique avait pris connaissance à Detmold. La Première est une œuvre si vaste et surtout si contrastée (telles plages méditatives alternant avec tels épisodes tantôt d’une grâce mélodieuse très viennoise, tantôt d’une énergie roborative, gorgée de rythmes pointés) que seul un bon orchestre peut en sortir indemne. C’est le cas du Philharmonique de Brême qui, galvanisé par un chef servant la partition avant de servir sa propre personne, s’y montre rutilant, à coup de cordes soyeuses, de bois fruités et de cors mordorés. Tour à tour épique (Allegro molto), modéré (Allegro non troppo), méditatif (Adagio non troppo), enjoué (Menuets I et II), emporté (Scherzo), joyeux (Rondo), Paavo Järvi insuffle à l’œuvre, certes, émouvante, mais inégale et un tantinet longuette (près d’une heure !), une pulsation qui, séduisant par sa précision technique autant que musicale, tient, d’un bout à l’autre, l’auditeur sous le charme.

José Voss
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