Les rapports attestant de la concentration des richesses affluent. La pandémie de Covid-19 a joué un rôle, mais elle justifie aussi davantage d’interventionnisme politique contre les inégalités

Pourquoi tant de riches ?

d'Lëtzebuerger Land du 16.07.2021

Le 8 juillet la publication par le magazine Challenges de son classement annuel des 500 premières fortunes de France a provoqué un émoi jamais connu lors des 25 éditions précédentes. En cause, la révélation que le montant total du patrimoine des heureux élus a augmenté de trente pour cent en 2020 alors que le pays subissait une baisse de 8,3 pour cent de son PIB, du jamais vu en temps de paix, résultat comme partout ailleurs sur la planète d’une crise sanitaire et économique d’une ampleur inédite. Selon une enquête publiée dans le même numéro spécial, soixante pour cent des sondés se déclarent « choqués » de cette situation et les deux tiers expriment le souhait d’un alourdissement de la taxation sur les grandes fortunes, ce qui a donné l’occasion à certains économistes de ressortir les projets qu’ils mijotent depuis des années.

Pourtant la hausse de la « richesse des 500 » qui frise désormais les mille milliards d’euros (953 précisément) était totalement prévisible, pour une raison toute simple. Challenges s’intéresse aux fortunes professionnelles : or celles-ci sont presqu’exclusivement composées des actions des entreprises contrôlées par les personnes ou les familles étudiées, qui sont souvent cotées en bourse. Après un sévère coup de froid en février-mars 2020, les marchés financiers ont rebondi d’une manière spectaculaire, avec en France une progression de 76 pour cent du CAC 40 depuis cette date et de 8,2 pour cent, à fin juin 2021, par rapport au niveau d’avant crise. La hausse des marchés est due à deux facteurs très liés entre eux : d’une part la poursuite des politiques monétaires accommodantes menées par les banques centrales (notamment depuis 2015), d’autre part les mesures de soutien direct aux salariés et aux ménages pour éviter une chute de la demande. Les entreprises ont pu continuer à travailler et à investir, les particuliers à consommer tandis que les États avaient les moyens de financer le colossal endettement auquel ils ont dû consentir.

Au niveau mondial les mêmes causes produisent les mêmes effets, avec une forme de ruissellement. Le moins riche dans le classement de Challenges détient une fortune de 190 millions d’euros, mais en descendant beaucoup bas dans l’échelle le même phénomène d’enrichissement peut être observé. C’est ce que montre la 25e édition du World Wealth Report de Capgemini, publiée le 29 juin : il s’agit de l’étude la plus ancienne sur le patrimoine des riches, définis ici comme les personnes détenant plus d’un million de dollars en avoirs financiers (et résidence principale exclue). Malgré la crise sanitaire leur nombre a passé la barre des vingt millions de personnes en 2020 : ils sont 21 millions précisément, une hausse de 6,1 pour cent en un an. Leur patrimoine financier s’élève à 80 000 milliards de dollars, en augmentation de 7,6 pour cent.

La Banque Mondiale ayant par ailleurs montré que la crise avait créé 150 millions de nouveaux pauvres sur la planète, même dans les pays développés, il est évident que les inégalités se sont accrues entre ces privilégiés et le reste de la population. Mais elles se sont aussi creusées entre les catégories de riches. En effet, la progression constatée dans le WWR est largement tirée par le segment supérieur, celui des ultra-riches détenant plus de trente millions de dollars par personne. Bien qu’ils ne représentent qu’un pour cent des riches (soit tout de même 200 000 personnes) ils contrôlent plus du tiers du patrimoine financier total. Leur nombre a augmenté de près de dix pour cent et leur richesse de neuf pour cent. Cette dernière a doublé en valeur depuis la crise financière de 2008-2009, grâce la progression des fortunes du numérique. Les autres millionnaires ont connu une croissance de leur population et de leur richesse de respectivement six et huit pour cent seulement en 2020.

« L’échappée » des milliardaires avait déjà été établie en avril 2021 par le magazine américain Forbes. Il recensait une population mondiale de 2 755 milliardaires, en augmentation de 32 pour cent en un an, avec une fortune totale de 13 000 milliards de dollars soit une hausse de 64 pour cent ! Un constat qui a aussitôt provoqué de vives réactions notamment aux États-Unis. En juillet, Challenges observait que la richesse des quelque 109 milliardaires français avait augmenté de 34 pour cent (4 points de plus que la moyenne de son classement) celle du Top-5 de 43 pour cent, et celle de Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH, numéro un du palmarès depuis dix ans, a grossi de 57 pour cent. L’étude annuelle du Credit Suisse apporte un éclairage différent parce qu’elle prend en compte la totalité du patrimoine (immobilier inclus) et la totalité des ménages de la planète.

Le douzième Global Wealth Report, publié le 22 juin, met l’accent sur le très vif rebond des marchés actions à partir d’avril 2020 et note que « les marchés du logement ont aussi bénéficié de l’optimisme ambiant, les prix de l’immobilier progressant à des rythmes qui n’avaient plus été observés depuis de nombreuses années ». De ce fait ceux qui détenaient une part élevée d’actions dans leurs patrimoines, notamment « les personnes d’un âge moyen avancé, les hommes et les groupes plus aisés d’une manière générale », sont parvenus mieux que d’autres à tirer leur épingle du jeu. Et les propriétaires se sont plus enrichis que la moyenne de la population dans la plupart des pays.

Le résultat est que la richesse mondiale des ménages a atteint 418 300 milliards de dollars à la fin de l’année soit une hausse de 7,4 pour cent par rapport à 2019 (mais seulement de 4,1 pour cent si les taux de change étaient restés inchangés). La fortune par adulte a augmenté de six pour cent au taux de change courant et de 2,7 pour cent à taux identique. Conformément aux résultats des autres études, l’étude du Credit Suisse Research Institute (CSRI) montre une forte hausse du nombre de millionnaires en dollars : 10,2 pour cent, soit 5,2 millions de personnes supplémentaires pour atteindre 56,1 millions de personnes : pour la première fois de l’histoire, cela représente un pour cent du total des adultes ! On observe ici aussi une accélération de la croissance du groupe des très riches (Ultra High Net Worth Individuals), avec une augmentation de 24 pour cent de ses membres pendant l’année, le taux le plus élevé depuis 2003.

Mais depuis 2000, le segment ayant enregistré la plus forte augmentation a été celui des personnes disposant d’un patrimoine compris entre 10 000 et 100 000 dollars : il a plus que triplé entre 2000 et le milieu de l’année 2020, passant de 507 millions à 1,7 milliard de personnes. Le CSRI note qu’en revanche « dans les tranches de fortune plus faibles, au sein desquelles les placements financiers sont moins présents, la richesse a eu tendance à stagner ou, dans de nombreux cas, à régresser ». On y rencontre également (mais des écarts importants existent selon les pays) moins de propriétaires. Les travaux du CSRI permettent de comprendre que, si de manière incontestable les plus riches ont davantage profité de la crise que les autres, une grande partie de la population en a aussi tiré parti.

Depuis le début de la crise, les soutiens publics ont permis aux salariés de maintenir peu ou prou leur niveau de revenus. Dans le même temps ils ont moins consommé que d’habitude, faute d’occasions de le faire à cause des confinements et autres restrictions liées à la situation sanitaire. Par ailleurs, l’incertitude de la sortie de crise les a incités à constituer une épargne de précaution. Le résultat combiné est que, dans les pays développés, ils ont mis de côté des sommes importantes comme jamais vu auparavant. Le 1er juin dernier, la Banque de France a publié des chiffres étonnants sur le patrimoine des habitants de ce pays.

Leur patrimoine financier brut a augmenté de cinq pour cent en 2020. L’accroissement n’est pas dû à un effet de marché car les ménages français détiennent peu d’actifs côtés, mais pour les trois quarts à une augmentation très importante des flux de placements liquides. Ils se sont élevés à plus de 205 milliards d’euros en 2020, en hausse de 58,2 pour cent en un an, et ce, pendant une année de crise ! L’épargne supplémentaire est un facteur d’enrichissement, quel que soit l’usage qui en sera fait ultérieurement. Le gros bémol est qu’il s’agit de chiffres moyens. En octobre 2020, une étude du Conseil d’analyse économique montrait que les vingt pour cent des ménages les plus aisés avaient été à l’origine de 70 pour cent du surcroît d’épargne enregistré sur les six premiers mois de la crise. À l’opposé les vingt pour cent les plus modestes n’ont pas épargné et parmi eux certains ont même dû s’endetter pour consommer. De quoi expliquer l’émotion suscitée par la publication des « palmarès de riches ».

En 2020 la fortune des milliardaires américains a augmenté de mille milliards de dollars, selon Forbes, confortant le président Biden dans ses projets de taxation des riches. C’était chose attendue de la part d’un démocrate, mais plus surprenante de la part de l’ancien sénateur du Delaware, paradis fiscal bien connu, et qui a reçu pendant sa campagne l’appui moral et financier de Bill Gates, Steve Balmer, Laurene Powell Jobs (veuve du fondateur d’Apple) et du producteur Jeffrey Katzenberg, parmi beaucoup d’autres riches qui lui ont apporté au total 200 millions de dollars. Dans son propre camp il était dénoncé comme « l’ami des banques » !

Avant son élection il n’avait pourtant pas caché son intention de taxer davantage les entreprises pour financer son gigantesque plan de relance des infrastructures (2 000 milliards de dollars), une initiative approuvée par Jeff Bezos (Amazon). Depuis, il est allé plus loin : pour trouver l’argent nécessaire à un plan social de 1 800 milliards (aides à l’éducation, à l’enfance et aux ménages modestes) il envisage de taxer davantage (mais de manière très légère vue d’Europe), les ménages gagnant plus de 400 000 dollars par an. Il veut aussi doubler les taux des impôts sur les revenus du capital (cessions d’actions et de biens immobiliers) pour les 0,3 pour cent d’Américains les plus riches soit environ 500 000 foyers. Il propose enfin de supprimer une mesure fiscale connue sous le nom d’Angel of death qui permet aux ultra-riches de transmettre leurs fortunes à leurs héritiers à des conditions très favorables ; depuis 1963 aucun président démocrate n’y est parvenu. Des appels à la mobilisation ont déjà été lancés contre les projets « socialistes » de Joe Biden.

Georges Canto
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