Portrait d’un manufacturier luxembourgeois de drones voués à opérer sur le front ukrainien

Oiseaux de guerre

Les locaux de LuxUAV  à Foetz, mardi
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 24.10.2025

Un quadricoptère s’élève et bourdonne au-dessus d’un mur de caisses en bois, au fond d’un hangar du Technoport de Foetz. Aux manettes de ce drone mardi matin, Oleksandr, un vétéran ukrainien. Blessé au combat en octobre 2022, il s’est reconverti dans le civil au Luxembourg, chez le producteur de drones LuxUAV. L’Ukrainien, pas tout jeune mais pas très âgé non plus, boite sérieusement. Une partie des os de sa jambe droite ont été brisés par de la mitraille après une explosion d’obus russe. « Shrapnel », résume-t-il. Il montre une vidéo de son retour du front, ce jour-là, dans son pick-up criblé d’impacts, le pare-brise explosé et l’équipage bien amoché. Depuis le début de l’année, Oleksandr a retrouvé au Luxembourg un moyen d’aider son pays : Il participe à la production de drones. Ces véhicules aériens sans pilote (UAV pour unmanned aerial vehicle) se révèlent l’arme ultime des nouvelles guerres de tranchées. Et Oleksandr s’y connait en la matière puisqu’il était formateur des pilotes de drones pour la police ukrainienne et titulaire d’habilitations des Warbirds of Ukraine, une association devenue entreprise fabricant des drones de reconnaissance et de combat pour l’armée ukrainienne.

Un peu à l’image de son nouvel employeur. LuxUAV a été fondée durant l’été 2024 à l’initiative de Nicolas Zharov et de Nicolas Van Beek. Le premier, Luxo-Ukrainien de 37 ans, s’est fait connaître par le grand public en 2022 en tant que président de l’association LUkraine, très active pour soutenir la communauté ukrainienne, ici et là-bas. Si les deux hommes se connaissaient depuis 2016, l’attaque russe sur Kiev les a rapprochés. Car le second, 51 ans, entrepreneur industriel dans les cosmétiques en Asie centrale (et qui a des grands-parents néerlandais et ukrainiens) avait alors entrepris de livrer des produits sanitaires sur ce nouveau front de l’Est. « On partageait cette envie de développer une entreprise qui viendrait en aide à l’Ukraine », confie Van Beek cette semaine. Zharov a un réseau là-bas, Van Beek des connaissances industrielles. L’investisseur ukrainien Denys Dovhopolyy (51 ans) s’est greffé, avec ses connaissances de la tech… et des capitaux.

Le produit s’est imposé. L’utilisation de drones armés devient « incontournable », disait encore la ministre de la Défense, Yuriko Backes (DP), la semaine passée dans une réponse parlementaire publiée en marge de la visite de son homologue ukrainien. Le drone, de reconnaissance ou de combat, s’est d’autant plus affirmé qu’il fait partie des « objectifs capacitaires majeurs » fixés par l’Otan en juin, au même titre que la défense aérienne et antimissile ou encore l’hôpital militaire avancé, en plus du spatial et du cyber. Ces investissements en capacité de défense constituent la grande majorité de la dépense militaire nationale. Cette dernière augmentera de 500 millions d’euros de 2025 à 2026 pour atteindre 1,3 milliard d’euros. Le gouvernement rappelle régulièrement compter sur des retombées économiques de cette manne dépensée dans la (préparation à la) guerre. La direction de la Défense (qui est passée d’une quinzaine de personnes en 2015 à une cinquantaine en 2025) a d’ailleurs créé le poste transversal de responsable du « Retour économique ». Occupée par Hélène Massard, la fonction vise à placer des entreprises luxembourgeoises (souvent des PME) dans les programmes d’acquisition paneuropéens (par exemple Eurocomposite participera à la construction du satellite Lux-Govsat 2 de Thales-Alenia). D’où la réalisation, en mai, d’une cartographie des entreprises pouvant œuvrer dans la défense. Plus de cent ont été identifiées.

Pour autant, l’argent public n’abonde pas par dizaines de millions dans les caisses de LuxUAV, seul manufacturier luxembourgeois de drones. D’abord, la loi luxembourgeoise interdit de produire des armes à vocation militaire. « Nous sommes très limités par la législation », regrette Nicolas Zharov, au diapason du lobby LuxDefence qui milite pour un aggiornamento réglementaire. Des discussions sont menées depuis des mois dans un comité interministériel (Justice, Économie, Défense et Commerce extérieur), mais elles n’ont pour l’heure abouti nulle part. En mai, l’embryonnaire lobby de l’embryonnaire complexe militaro-industriel luxembourgeois soulignait pourtant l’urgence et demandait le dépôt d’un projet de loi avant l’été. À terme, les fondateurs de LuxUAV ambitionnent de livrer un système pleinement équipé pour la défense. Actuellement, « ce qui est livré à partir du Luxembourg, c'est de la reconnaissance », cadre Van Beek. Quadricoptères ou à voilure fixe, les drones sont tous équipés de caméras pour permettre le guidage et l’observation (éventuellement le ciblage).

L’entreprise produit dans un premier temps pour l’Ukraine. La production est permise par des commandes via l’État luxembourgeois. En octobre 2024, le Grand-Duché a rejoint la Drone Coalition, alliance de pays européens équipant l’Ukraine en la matière. Trois millions d’euros ont été investis. Zharov (depuis les Pays-Bas où il participe à une mission économique) rapporte avoir une succursale à Kiev. Y sont recueillis les demandes et les retours des utilisateurs. Van Beek explique notamment que les bataillons peuvent avoir des besoins différents selon la région et la saison : « Les objectifs militaires ou les brouillages diffèrent. » L’autonomie de leurs squelettiques quadricoptères en carbone s’élève à quinze kilomètres. « On pourrait construire des drones avec des coques pour que ce soit joli et impressionnant, mais ils doivent rester le plus accessible possible », précise l’entrepreneur. Le client final voudra effectuer des réglages ou éventuellement rajouter des pièces, par exemple pour larguer des engins explosifs. L’unité (un kilo-pièce plus un kilo de batterie) coûte autour de 2 000 euros. Les drones permettent de repérer les mouvements de troupes sur le territoire contrôlé par l’ennemi. « Sur le front ukrainien, l'adversaire n'attaque pas en masse avec des chars, il envoie dix bonshommes, ils en perdent cinq, trois parviennent à se terrer dans un trou puis deux autres essaient de grappiller quelques mètres », explique Van Beek. Les drones permettent de tuer sans se tuer dans cette lutte au mètre carré. Ils offrent aussi la possibilité de repérer les déplacements des opposants en véhicules individuels. Cibles faciles des drones, les chars sont souvent remplacés par des motos ou des trottinettes électriques, plus rapides et plus agiles, relate Le Monde.

LuxUAV a démarré sa production au début de l’année. « C’est une industrie technologique (avec de l’électronique embarquée et de l’intelligence artificielle, ndlr), mais c’est aussi artisanal », rappelle Van Beek. Chaque collaborateur monte l’appareil pièce par pièce. Chaque unité est ensuite testée à plein régime par Oleksandr. La direction communique sur une capacité de mille unités par mois avec sa vingtaine de salariés. Une quinzaine œuvrent à leurs ateliers aménagés dans le hangar du Technoport. Le reste travaille à la recherche et au développement dans des bureaux d’un autre bâtiment de l’incubateur, à une centaine de mètres. La « scale-up », comme l’identifie Zharov, travaille par exemple à une optimisation de l’intelligence artificielle et des contrôles de drones en masse. Les drones s’imposent comme la solution idoine face à ceux qui pénètrent abusivement l’espace aérien européen, comme cela s’est produit en septembre en Pologne, Roumanie et au Danemark. L’intervention d’avions de chasse de l’Otan équipés de missiles face à ces aéronefs d’un mètre d’amplitude dont on ignore jusqu’à leur armement (ou non) relève d’une couteuse asymétrie. Les drones à voilure fixe (volant plus loin et plus longtemps que les quadricoptères) produits par LuxUAV permettent une interception plus équilibrée. Y compris en termes de moyens puisqu’un drone du genre coûte autour de 15 000 euros.

Mais LuxUAV essuie les plâtres et ne peut encore se lancer dans une production à grande échelle que son management espère établir à 10 000 unités par an d’ici fin 2027. Le cadre légal n’est pas adapté. Les ministères apprennent le contexte de guerre. Les banques locales ne maîtrisent pas davantage et rechignent à s’aventurer dans cette « industrie de la mort » qu’on n’aurait même pas osé évoquer voilà trois ans, à l’heure du tout socialement et environnementalement responsable. « Le train militaire russe est en marche. Le nôtre est à quai et les gens commencent à peine à embarquer », allégorise Nicolas Zharov. Il espère que le ministère de l’Économie va muscler son soutien à l’industrie nationale de la défense. « Les prêts à taux zéro ne suffisent pas », argue-t-il. La Société nationale de crédit et d’investissement travaille sur un fonds d’investissement des produits à double usage doté de quarante millions d’euros. D’autres mécanismes sont attendus.

D’ici là, un écosystème s’étoffe dans le domaine civil et dans le dual use (avec le militaire). Le Luxembourg a ouvert à la rentrée une école de pilotage (Luxembourg Drone Center). Un lobby est né, la Luxembourg drone federation (Zharov en est le vice-président). Les entreprises s’allient entre elles (LuxUAV avec Data Design Engineering) ou avec des centres de recherche (LuxUAV avec l’Université du Luxembourg et le List). LuxUAV espère remporter les marchés auprès de la sécurité civile. Viendront ensuite les besoins de défense propres à chaque État européen. Le Luxembourg et d’autres. Voilà trois semaines, le ministre de la Défense roumain ainsi que des représentants de l’armée de la Roumanie se sont rendus dans les locaux de l’entreprise, apprend-on sur Linkedin. Pour Zharov, il faut réduire la triple dépendance : la défense outsourcée aux États-Unis, l’industrie à la Chine et l’énergie à la Russie.

Note de bas de page

Pierre Sorlut
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