Quand les assurances ne peuvent plus prendre en charge le dérèglement climatique

Socialisation du risque

Dans les faubourgs de Luxembourg  en mai 2024
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 24.10.2025

Une tornade a tué cette semaine en banlieue parisienne, dans le Val d’Oise, et provoqué de nombreux dégâts, notamment sur des chantiers. Le dérèglement climatique conduit à des phénomènes extrêmes de plus en plus fréquents et de plus en plus graves en termes de pertes humaines et de dommages matériels. Les assureurs et leurs clients sont mis sous pression, à telle enseigne qu’il devient nécessaire d’imaginer de nouvelles formes de prise en charge, notamment pour l’assurance des habitations. L’année 2024, une des plus chaudes jamais enregistrées, a été marquée par plusieurs catastrophes climatiques, occasionnant pour 300 milliards d’euros de dégâts, dont seulement 43 pour cent étaient assurés. Depuis début 2025, les pertes économiques directes ont été estimées à 43 milliards d’euros. En 2030, elles pourraient être de plus de cent milliards. Dans leur ensemble, les sinistres climatiques devraient être deux fois plus nombreux d’ici 2050, la fréquence des sécheresses étant même multipliée par cinq, d’où l’inquiétude qui ressort du douzième AXA Future Risks Report, publié le 13 octobre.

Réalisée par l’institut Ipsos BVA, l’enquête a porté sur un très vaste échantillon de citoyens (23 000 personnes dans 18 pays du monde) mais aussi d’experts du risque (3 600 répondants, principalement des collaborateurs d’AXA issus de 57 pays) « afin de mesurer et classer les niveaux de crainte mais aussi le sentiment de vulnérabilité face à 25 différents risques de la vie ». Les résultats sont édifiants. Aussi bien pour le grand public que pour les experts, le changement climatique reste le risque le plus préoccupant pour les cinq à dix années à venir. Il arrive en première position depuis 2018 (sauf en 2020, devancé par la pandémie), preuve, selon les auteurs du rapport, que les phénomènes de « fatigue » ou « d’accoutumance » par rapport à ce risque, souvent évoqués, sont « fortement exagérés ». Experts et grand public se rejoignent aussi pour déplorer l’impréparation des autorités nationales. À peine douze pour cent des experts estiment que les pouvoirs publics ont mis en place des moyens propres à affronter ce risque. Le grand public se montre un peu plus clément, mais seuls 32 pour cent des répondants se disent satisfaits du niveau de préparation. Ces proportions sont les plus faibles depuis la première édition de l’étude en 2013.

Les deux-tiers des experts et les trois-quarts du public ayant cité le changement climatique comme risque majeur ont avoué s’y sentir vulnérables dans leur vie quotidienne. Confirmation en est donnée dans une enquête publiée en France mi-octobre 2025 par OpinionWay, selon laquelle 83 pour cent des sondés constatent déjà les effets du dérèglement climatique sur leur habitat. La moitié disent avoir subi des dommages liés à des vents violents, 47 pour cent des dégâts dus aux alternances brutales de sécheresses et de pluies diluviennes, 41 pour cent des inondations ou des affaissements de terrain et trente pour cent des gelées ayant abîmé les plantations ou les bâtiments. Ces phénomènes fragilisent particulièrement les maisons construites entre 1950 et 1990, soit environ la moitié du parc. Ces résultats montrent que les craintes pour les biens débordent largement du cadre des zones les plus exposées. Quant aux craintes financières elles affectent l’ensemble de la population.

Pour tenter de limiter leurs pertes les assureurs augmentent régulièrement les tarifs de leurs cotisations d’assurance-habitation, ce dont s’inquiétaient 80 pour cent des sondés. Dans les pays de l’UE, une hausse moyenne proche de trente pour cent a été enregistrée entre 2020 et 2025, supérieure au rythme d’inflation sur la même période. Elles pourraient augmenter de quarante pour cent d’ici à 2030 et doubler d’ici à 2035. Mais la hausse des cotisations n’est pas le seul facteur de pression financière sur les assurés, car leur montant reste soutenable : en moyenne 300 euros par logement en France, 450 euros au Luxembourg. En effet, parallèlement, les assureurs augmentent le niveau de leurs franchises (et donc le reste-à-charge des clients, notamment pour les dégâts des eaux) et réduisent leurs conditions de couverture, en refusant d’assurer les logements situés dans certaines zones (comme celles victimes d’inondations récurrentes) ou en ne prenant pas en compte certains risques comme la montée de eaux sur les littoraux.

Par ailleurs, ils peuvent aussi exiger aussi des assurés des mesures préventives, parfois coûteuses, telles que renforcement des toitures, dispositifs anti-inondations, meilleure isolation thermique. En conséquence, le pourcentage des ménages mal assurés, voire pas du tout, ne cesse de croître, avec des conséquences dramatiques en cas de survenance de sinistres importants. Un constat qui peut aussi être fait pour les petites entreprises. Pour les assureurs, la poursuite de la tendance actuelle du risque climatique n’est plus tenable. En 2024, les sinistres climatiques leur ont coûté environ 130 milliards d'euros au niveau mondial, selon Swiss Re, soit une hausse de 33 pour cent par rapport à la moyenne des dix dernières années. Dès 2015, Henri de Castries, alors directeur général d’AXA, déclarait « qu’un monde à +4° n’est pas assurable ».

En avril 2025, Günther Thallinger, membre du conseil d’administration d’Allianz a averti que le monde approchait d’un « seuil thermique » au-delà duquel les assureurs ne pourraient plus couvrir un grand nombre de risques liés aux phénomènes météorologiques extrêmes. Il a précisé que dans certaines régions, les primes requises dépassent déjà ce que les particuliers et entreprises peuvent payer, rendant ces zones « inassurables ». Selon lui, l’absence d’assurance aurait des répercussions systémiques, car les marchés financiers, les prêteurs immobiliers et les investisseurs ont besoin d’une couverture assurantielle viable. L’intensification du changement climatique pourrait dès lors « immobiliser le système financier mondial et remettre en cause la soutenabilité du modèle économique actuel ».

Les pouvoirs publics s’inquiètent de leur côté des inégalités causées par les stratégies des assureurs. Inégalités en termes de territoires, dont certains pourraient ne plus être couverts du tout. Inégalités sociales, au détriment de ménages n’ayant pas les moyens de déménager, de payer le reste-à-charge des dégâts ou d’entreprendre des travaux préventifs. Les réflexions se multiplient pour sortir de l’ornière. En France, le Haut-commissariat à la Stratégie et au Plan a publié le 12 juin 2025 un long document (374 pages) intitulé « Repenser la mutualisation des risques climatiques ». Le rapport relève des traits communs entre les risques sociaux et les risques climatiques. « Ils sont systémiques, inégalement répartis sur le territoire, largement hors du contrôle individuel et ils produisent des effets massifs sur les conditions de vie, l’économie et la stabilité territoriale ». Dans les deux cas les limites structurelles du marché sont vite atteintes : « incertitude, horizon de long terme, absence de solvabilité pour une partie de la population, difficultés de tarification et enjeu d’exclusion par l’assurance privée ».

Il introduit une notion nouvelle, celle d’« assurance sociale » des risques climatiques. L’intervention de l’État devient nécessaire quand l’assurance privée ne peut plus remplir son rôle de protection, pour des raisons de coût, de solvabilité ou de couverture inadéquate. Elle permet de garantir un socle minimal de protection, d’encadrer les conditions de couverture, d’organiser la solidarité interterritoriale ou de co-financer l’adaptation des biens le plus exposés. Les auteurs proposent trois scénarios pour « une refondation du modèle de mutualisation des risques climatiques ». Ils diffèrent selon le rôle de l’État dans la gestion du risque, et selon le niveau de solidarité que l’on souhaite atteindre (entre zones à risque et non à risque, entre propriétaires et locataires, entre ménages aisés et précaires, etc.). Le premier scénario conserve le partage actuel des responsabilités entre les assureurs et l’État, mais il s’accompagne d’une régulation importante du secteur de l’assurance, en imposant par exemple une couverture minimale dans l’ensemble des contrats ou une aide à l’assurance pour les plus précaires. En contrepartie, l’État accepte d’intervenir sur le marché de la réassurance en prenant à son compte certains risques (comme le recul du trait de côte dans les pays ayant un littoral). Il maintient ainsi l’assurabilité des risques climatiques sur le marché.

Dans le deuxième scénario l’État prend en charge, à titre exclusif, la protection contre les risques délaissés par les assureurs, comme le « retrait-gonflement des argiles ». Son intervention peut combiner l’indemnisation après un sinistre, l’adaptation préventive des logements grâce à des subventions ou des incitations au départ des habitants des zones à haut risque. Le rôle du marché, c’est-à-dire l’intervention des assureurs, est plus réduit qu’il ne l’est aujourd’hui. Le troisième scénario, enfin, confie à l’État l’assurance des risques climatiques, au moyen d’une couverture universelle et unifiée. Il présente à la fois une dimension réparatrice, avec la création de différentes branches d’indemnisation, et une dimension préventive renforcée, notamment pour adapter les logements aux risques. Des « cotisations climatiques » viennent remplacer les primes d’assurance. Se dessineraient alors les contours d’une « sécurité sociale climatique ».

Georges Canto
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