chroniques de l’urgence

Notre cupidité va-t-elle saper la valeur de l’argent ?

d'Lëtzebuerger Land du 06.12.2024

L’avarice qui a guidé les pays riches lors de la COP29 à Bakou a ceci de paradoxal qu’elle risque de contribuer, à moyen terme, à saper le crédit accordé à l’argent. Leur insistance à vouloir garder le plus possible d’argent pour eux-mêmes, au lieu d’aider résolument les pays les plus pauvres et les plus exposés à faire face à la crise climatique, pourrait avoir pour conséquence de le vider de sa substance. Nous vivons dans un monde où la croyance en l’existence de moyens monétaires stables pouvant fonctionner indéfiniment comme pivot central de l’organisation sociétale est tellement ancrée dans nos représentations collectives qu’il nous est extrêmement difficile d’imaginer un scénario où ce ne serait pas le cas. Il est temps de reconnaître que les impacts des événements météorologiques extrêmes et de l’effondrement du vivant, avec leurs conséquences délétères sur le tissu civilisationnel, y compris sur notre capacité de nous mettre à l’abri et de nous nourrir, de nous soigner et d’éduquer nos enfants, menacent in fine ce que beaucoup considèrent comme garantie suprême de la pérennité de nos sociétés : la stabilité monétaire.

Lorsque la COP29 a convenu que les pays riches donneraient 300 milliards de dollars par an aux pays pauvres pour les aider à affronter les conséquences de la crise climatique et financer la transition de leurs économies, soit trois fois plus que la somme fixée en 2009, des économistes cités par le Guardian n’ont pas manqué de signaler que ce prétendu triplement de l’aide n’en était pas un parce que l’inflation n’avait pas été prise en compte. D’ici 2035, les montants promis auront probablement perdu quelque vingt pour cent de leur valeur, et les pays les plus pauvres et les plus vulnérables auront donc, par rapport aux engagements formels, des milliards en moins pour faire face, analyse le journal. De plus, le retard pris pour s’engager à soutenir financièrement les pays du Sud a eu pour effet que leurs besoins ont considérablement augmenté depuis.

Cette alerte sur l’absence d’un correctif pour l’inflation est en soi légitime, mais elle est en même temps révélatrice d’un aveuglement collectif quant aux conséquences de la crise climatique. Elle relève de comptes d’apothicaires faisant mine de ne pas voir l’eau monter dans leur officine. Les cent milliards étaient insuffisants, le nouveau montant de 300 milliards l’est également. Dans le for d’une partie au moins des pays riches qui acceptent de les formuler, ces promesses de transferts financiers alimentent en réalité l’illusion qu’elles vont leur permettre de retarder l’incontournable abandon des énergies fossiles. Si la confiance en l’argent s’érode parce que celui-ci ne permet plus d’acquérir les biens dont ils ont besoin pour vivre, les humains se retrouveront perdus sur une planète en ébullition. Les sommes alignées dans les serveurs des banques censées représenter leurs avoirs deviennent les vestiges d’un monde disparu, celui du « tout monétaire ». On ne parle pas ici d’inflation de monnaies faibles par rapport à des monnaies fortes, mais bien d’une perte globale du crédit accordé à l’argent qui affecterait, du fait de l’interdépendance des circuits financiers et monétaires, l’ensemble des devises. Il ne s’agit pas de suggérer que ces transferts financiers du Nord vers le Sud sont inutiles : ils sont indispensables. C’est leur insuffisance notoire qui est en cause.

Certes, même si les pays du Nord s’étaient accordés à garantir 1 300 milliards de dollars de transferts climatiques annuels, ainsi que l’exigeaient à Bakou les tenants d’une ambition forte, la portée de cette promesse aurait été limitée par l’absence de décisions contraignantes sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. La frilosité financière des pays industrialisés est en phase avec leur tendance fatale à l’inaction. Seul un engagement fort sur les deux tableaux, avec des transferts annuels immédiats en milliers de milliards de dollars et une abolition à marche forcée des énergies fossiles (le taux de réduction annuel préconisé par les scientifiques est désormais de dix pour cent), permet d’éviter les scénarios d’effondrement, dont il faut gager que le sacro-saint argent serait lui aussi victime.

Parviendrait-on dès lors à instrumentaliser la peur panique et la détestation qu’inspire l’inflation à tant de nos contemporains, sans doute à juste titre, pour la mettre au service d’un sursaut en faveur du climat ? S’ils se méfient de la valse des prix comme de la peste, ne devraient-ils pas s’inquiéter doublement du risque énorme pour la stabilité monétaire que représente la fuite en avant collective de l’humanité face à la crise climatique ? Pour l’heure, c’est, hélas, à l’exact opposé qu’on assiste. Aux États-Unis, la préoccupation des citoyens à l’égard du prix des biens de consommations courants a été un thème de campagne majeur. La campagne de Trump s’est avérée la plus efficace à ce poker menteur, et nombreux sont ceux qui estiment que cette efficacité a joué un rôle considérable dans sa victoire. Une victoire suprême du court-termisme et des faux-semblants, puisqu’à moyen terme, l’obstination de la future administration Trump à vouloir pousser à son paroxysme l’exploitation des gisements domestiques de gaz et de pétrole aura aussi pour effet, on peut hélas en être certain, de hâter précisément l’érosion monétaire honnie. Niez, tergiversez, procrastinez à tout va, mais ne vous attendez pas à ce que l’argent que vous chérissez tant survive à vos frasques !

Jean Lasar
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