Chroniques de l’urgence

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d'Lëtzebuerger Land vom 30.07.2021

L’accord intervenu la semaine dernière entre les États-Unis et l’Allemagne au sujet du gazoduc Nord Stream 2 a été amplement commenté sous l’angle géopolitique. Le destin de l’Ukraine, dindon de la farce que ses alliés occidentaux s’efforcent de consoler, le gaz issu de la fracturation que Washington tient à écouler en Europe, la stratégie de l’Allemagne, soucieuse à la fois de son indépendance énergétique et du risque de sanctions commerciales, tout cela a été doctement analysé, la plupart des éditorialistes s’accordant à saluer le triomphe silencieux du maître du Kremlin.

Grâce à cet accord, ce gazoduc acheminera donc, cette année encore, du méthane vers le nord de l’Allemagne, en passant par la Mer Baltique. Que cet accord soit présenté comme une percée diplomatique et interprété sous l’angle de la « realpolitik » en dit long sur l’écart abyssal qui subsiste entre la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre et les pratiques politico-médiatiques. Car avant tout, il est une défaite majeure pour le climat : un révélateur de la vacuité des promesses des dirigeants occidentaux tout comme de l’inertie de la majorité des médias, et une gifle aux générations à venir. L’accord a été conclu alors que la Rhénanie avait les pieds dans l’eau, que New York étouffait sous la fumée des incendies de la côte ouest et que des forêts sibériennes flambaient comme des torches.

Loin d’être un « combustible-passerelle », le méthane est un gaz dont l’exploitation et l’acheminement causent suffisamment de fuites pour annihiler l’avantage qu’il présente par rapport aux autres hydrocarbures en termes d’émissions de CO2 lorsqu’il est brûlé.

Les articles de presse qui ont annoncé la nouvelle de l’accord entre Berlin et Washington sans souffler mot de l’incompatibilité de Nord Stream 2 avec la crise climatique ont en revanche fréquemment pris soin de préciser que l’ouvrage est achevé à 98 pour cent. Un chiffre sans doute destiné à enfoncer le clou : qui donc osera préconiser de renoncer à un projet d’une telle envergure alors qu’il ne lui manque qu’un cinquantième pour devenir opérationnel ?

En réalité, si l’argument des coûts déjà engagés peut ainsi prévaloir, tous les efforts engagés par ailleurs sont vains. C’est en l’invoquant, après avoir tout misé sur le moteur à explosion, que les constructeurs automobiles ont si longtemps refusé d’électrifier leur offre. Lorsque des opposants à des infrastructures pétrolières, gazières ou charbonnières en construction parviennent enfin à avoir l’oreille d’un juge pour plaider l’impératif climatique et environnemental, les travaux sont souvent suffisamment avancés pour que leurs promoteurs agitent le spectre du gaspillage de ressources et obtiennent de pouvoir achever leurs chantiers.

Il convient de tourner le dos au plus vite à ces raisonnements, car la nature et les lois de la thermodynamique qui la régissent n’en ont cure. Le gaz n’est pas russe, il est fossile. Ce qu’il s’agit de cesser de gaspiller, c’est le temps.

Jean Lasar
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