Marco Bellocchio, soixante ans de cinéma

d'Lëtzebuerger Land vom 07.11.2025

Le Festival du film italien de Villerupt, en cours jusqu’au 11 novembre, consacre un hommage à Marco Bellocchio en présentant dix de ses films. Le plus ancien, Les Poings dans les poches (1965), éblouissant premier long métrage d’une limpidité rare, s’impose avec la force d’une véritable épiphanie ; le plus récent du festival, L’Enlèvement (2023), marque une fois de plus le brio de ce maestro aujourd’hui âgé de 85 ans, toujours capable d’un cinéma pleinement contemporain. Il suffirait de ces simples repères temporels, qui encadrent soixante ans d’une intense activité cinématographique, pour justifier la place de Bellocchio parmi les grands du cinéma italien. Pourtant, son œuvre s’impose non pas tant, ou pas seulement, par sa longévité, que par l’originalité absolue d’un geste de mise en scène singulier, irréductible à tout mouvement ou courant établi. Un geste nourri d’urgences profondément personnelles, et pourtant capable de se muer en un grand roman collectif : dans le cinéma de Bellocchio, tout est intime, et tout est politique.

Les Nouvelles Vagues européennes se sont brisées contre la barrière des Alpes, ne touchant l’Italie qu’à la marge. Radicalement bouleversé, seulement quinze ans auparavant, par l’expérience néoréaliste, le cinéma italien ne ressent pas le besoin d’un nouveau mouvement innovateur systématisé : à Rome, le train de la modernité sera abordé plutôt grâce au génie d’auteurs isolés comme Fellini ou Antonioni. S’il ne saurait être question, donc, d’une véritable « Nuova Onda », une lecture historiographique désormais bien établie veut que les noms de Bernardo Bertolucci et Marco Bellocchio soient associés dans la péninsule à cette période d’intense effervescence internationale : Bertolucci, doté d’une sensibilité profondément française, est vite reconnu comme l’héritier des Godard et des Truffaut ; Bellocchio, pour sa part, se tourne plutôt vers le Free Cinema britannique et la rudesse crue du Kitchen Sink Drama.

Les Poings dans les poches, que Bellocchio tourne dans son village d’origine du nord de l’Italie, porte déjà les signes du chef-d’œuvre. Récit d’une famille tragiquement privée de figure paternelle, le film met en scène, avec une dureté inouïe, la maladie mentale, les pulsions incestueuses et le mal de vivre qui empoisonnent la petite bourgeoisie provinciale. Dès ce premier long métrage, le cinéaste voit dans la famille le lieu d’incubation d’une violence amenée à se répandre dans l’ensemble du corps social, thématique qui deviendra l’obsession première de son œuvre. À seulement vingt-six ans, Bellocchio signe un film traversé par une rage profonde et habité par d’intenses pulsions de mort, tout en se révélant narrateur d’une rare vitalité visuelle.

Années de rêves et années de plomb

En 1981, le long métrage de Margarethe von Trotta Années de plomb raconte l’histoire tourmentée de deux sœurs enflammées par les fureurs idéologiques. En Italie, le film tombe rapidement dans l’oubli, contrairement à son titre : de là vient l’expression « Anni di piombo », couramment employée pour désigner la période entre 1969 et 1981, marquée par une violente vague d’attentats terroristes et de puissants conflits sociaux et politiques. Ce sont des années de rêve, de ferveur puis de désillusion, au cours desquelles Bellocchio connaît une maturation artistique vers un cinéma de plus en plus engagé : ce sont les années de La Chine est proche (1967), Au nom du père (1972) et Viol en première page (1972). Bien qu’il fréquente alors les milieux de l’extrême gauche maoïste, le cinéaste manifeste d’emblée une vision complexe, tourmentée, férocement critique à l’égard du pouvoir et, dans le même temps, méfiante vis-à-vis des ardeurs antisystèmes les plus dogmatiques.

Viol en première page a pour protagoniste Gian Maria Volonté, acteur emblématique du Cinema Civile italien. Au début des années 1970, ce courant s’impose pleinement dans le débat culturel national, dialoguant d’égal à égal avec la littérature et les arts visuels. Aux côtés des voix d’Elio Petri (La classe ouvrière va au paradis, 1971) ou de Francesco Rosi (L’affaire Mattei, 1972), Bellocchio s’affirme comme un auteur décidé à faire du cinéma un instrument d’analyse sociale et de lutte collective. À travers l’histoire d’un meurtre morbide, que la presse de droite instrumentalise à des fins politiques, Bellocchio fait mine d’adhérer aux conventions du film de genre pour mieux se lancer dans une dissection des mécanismes de fabrication du consensus et de manipulation des masses.

L’année 1978 marque un tournant irréversible dans le parcours de Bellocchio. Le 16 mars, les Brigades Rouges enlèvent Aldo Moro, alors secrétaire de la Démocratie Chrétienne, qui sera assassiné après deux mois de captivité. À la même époque, le cinéaste, de plus en plus critique envers les groupes maoïstes de ses années militantes, rencontre le psychanalyste Massimo Fagioli. Il entame alors une collaboration intellectuelle singulière avec ce théoricien d’une école hétérodoxe et ouvertement post-freudienne, à qui il dédiera Le Diable au corps (1986). Fagioli sera même crédité coscénariste pour Autour du désir (1991) et Le Rêve du papillon (1994), deux films qui prolongent et approfondissent ce dialogue. La psychanalyse se substitue alors au marxisme comme méthode d’investigation du réel et horizon idéologique de sa mise en scène, provoquant une césure douloureuse qui semble clore une phase essentielle de la production artistique de Bellocchio

Les yeux sur l’écran

En 2003, Bellocchio présente à la Mostra de Venise Buongiorno, notte, consacré à l’affaire Moro. Dans un final d’une puissance bouleversante, le cinéaste imagine Aldo Moro libéré de sa captivité, arpentant les rues de Rome dans la nuit. Bien avant Tarantino et ses Inglourious Basterds – et à partir d’une poétique à mille lieues des sensibilités post-modernes de l’auteur de Pulp Fiction – Bellocchio conçoit le cinéma comme un lieu d’utopie, un espace symbolique où s’élaborent les conflits de conscience et de classe. Une fois encore, le récit filmique semble participer d’un processus de thérapie collective : comme sur le divan d’un psychanalyste, l’Italie républicaine revit à l’écran sa blessure la plus monstrueuse. Imaginer une issue à ce traumatisme, pour ceux comme Bellocchio qui ont grandi avec la contestation soixante-huitarde, revient à recomposer une fracture irréversible, à rêver d’un monde où l’on pourrait encore adhérer au marxisme de manière pure, totale, convaincue.

Le sentiment du vide et la perte des idéaux réapparaissent dans des œuvres moins explicitement politiques, où Bellocchio met en scène le tourment de l’homme condamné à ne croire en rien, tout en rejetant fermement la dimension métaphysique. Du Sourire de ma mère (2002) à L’Enlèvement, la religion devient l’un des thèmes centraux de sa filmographie. La condamnation de toute forme de fanatisme va de pair avec le portrait de personnages inquiets, tragiquement orphelins de leur foi.

L’année 2022 marque le retour à la figure d’Aldo Moro avec la minisérie Esterno notte (Netflix). S’ensuit Portobello (2025), ambitieuse production HBO Max. À quatre-vingt-cinq ans, le réalisateur italien semble plus jeune que jamais : sans jamais trahir ses thèmes ni ses registres, Bellocchio paraît avoir trouvé dans la prestige television un cadre de production et un langage capables d’accueillir la complexité de son regard.

Quelques années plus tôt, avec l’émouvant Marx peut attendre (2021), il revenait sur la douloureuse histoire du suicide de son frère, faisant preuve d’une exploitation originale du dispositif documentaire. Le résultat est une entreprise d’auto-analyse d’une rare honnêteté intellectuelle, qui révèle la capacité de l’auteur à se confronter avec justesse à de nouvelles formes de récit.

De 1965 à 2025, Bellocchio demeure ainsi miraculeusement fidèle à lui-même tout en restant ouvert aux humeurs et aux défis du présent : atout précieux, prérogative des grands.

Maria Sole Colombo
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