En collaboration avec le Louvre, la Fondation se penche sur la fascination du sculpteur pour l’Égypte antique

Giacometti amarnien

d'Lëtzebuerger Land du 20.08.2021

Le qualificatif du titre ci-dessus a été choisi en écho à « Stendhal Milanese », pour dire un lien constant, plus encore une relation qui a marqué d’un bout à l’autre l’œuvre du sculpteur (avec l’Égypte antique) comme de l’écrivain (avec l’Italie). Seulement, différence énorme, et qui peut étonner, Giacometti n’a jamais visité l’Égypte, son frère et sa sœur si, alors que son ami et modèle Isaku Yanaihara précise même que le sculpteur pensait qu’un voyage ne changerait rien, qu’il n’en éprouverait pas plus de sensations que devant les œuvres égyptiennes du Louvre. Elles ne lui ont pas fait découvrir cet art, cela avait été chose faite dès les années 20 à Florence, à Rome ; et il y a eu tout au long de la vie les livres. Au lycée de Schiers, en octobre 1917, Giacometti est né en 1901, le pli est pris, les jalons son posés, définitivement, quand il met dans un exposé l’art égyptien bien au-dessus des Grecs et des Romains. À l’époque, ce n’était pas habituel.

Le Louvre, il collabore aujourd’hui avec la Fondation Giacometti pour donner à voir cette fascination du sculpteur, pour l’approfondir dans une exposition, rue Victor-Schoelcher, jusqu’au 10 octobre prochain. Les salles n’y sont pas nombreuses, pas étendues non plus, un hôtel particulier ; on dira que cela donne comme toujours une proximité avec les œuvres, une intimité qu’on n’a pas dans les musées, en plus, les choix sont faits de telle sorte que le propos est très ciblé, et comme toute exposition tient aussi un peu d’une démonstration, la voici très convaincante. Ce qui n’enlève strictement rien au plaisir.

Le Louvre toujours, l’Égypte et Giacometti, à travers le témoignage de Jean Genet dans un texte de 1957 pour une exposition à la galerie Maeght. L’écrivain y note la terreur qui l’a pris devant une statue d’Osiris, la compare à son émotion face aux sculptures près desquelles il pose dans l’atelier de Giacometti, rue Hippolyte-Maindron. Rappelons que la terreur, au départ, est un effroi lié à la religion (au sens le plus large), le mot de panique le souligne en l’étendant et en l’exacerbant. Et Genet, le texte de Romain Perrin dans le catalogue y insiste, d’établir des comparaisons entre l’œuvre de Giacometti et l’art funéraire égyptien. Le critique du Monde reprendra l’idée en qualifiant le sculpteur de « peseur d’ombres ».

C’est vrai, cela unit. Il ne faudrait pas oublier cependant l’autre côté, la vie. D’autant plus que Giacometti a une prédilection, dans son attirance égyptienne, pour Akhenaton, saisi par exemple sous tous les angles dans les croquis réunis sur une feuille de cinq sculptures différentes. Pour ce qu’on appelle la période amarnienne (d’après la ville d’el-Amarna), alors que le pharaon avait justement donné l’instruction aux artistes de représenter les choses telles qu’ils les voyaient. Un réalisme tout inédit dans l’art égyptien.

Dans l’exposition, c’est l’émerveillement, répété d’une salle à l’autre, d’une pièce à l’autre, dans le rapprochement au-delà de combien de milliers d’années. Figures de la marche, pour commencer, cette Femme des années trente, dans sa réduction extrême, sa sveltesse, face à telle Porteuse d’offrandes, en bois peint, du moyen empire ; plus loin, telles têtes qui se rejoignent, avec le visage en triangle et la projection du cou vers l’avant, ou pour les figures assises, le scribe, les bras et les mains posés sur les cuisses, de même le Buste, réalisé à partir de l’ami et photographe Eli Lotar ; enfin, les portraits, et jusque dans celui d’une momie de l’époque romaine, fin du quatrième siècle, il s’agit, paradoxalement, mais on revient au rite funéraire, à la croyance, de rendre la tête vivante.

Giacometti était monté à Paris et s’était inscrit aux cours de l’atelier d’Antoine Bourdelle. Le maître enjoignait à ses élèves de s’inspirer du passé, sans se détourner du présent. Giacometti est passé par le surréalisme, il n’a jamais oublié son Égypte antique. Au bout, avec des inspirations diverses, un travail incessant dont les innombrables dessins témoignent dans l’exposition, un œuvre qui compte parmi les plus personnels, les plus originaux, et ce qui n’est pas la moindre des choses, les plus profonds du vingtième siècle.

Lucien Kayser
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