Moins de tables, moins de clients, fermeture à minuit, contrôles de police renforcés… Le monde de la nuit est inquiet et à l’agonie

Retiens la nuit

d'Lëtzebuerger Land du 23.10.2020

Dimanche matin, vers 9 heures, plus de 200 personnes étaient encore dans la forêt de Bockholz, près de Hosingen, dans le nord du Luxembourg quand la police est intervenue, appelée par le bourgmestre de la localité et par des plaintes de résidents voisins. Une fête – illégale bien sûr – battait son plein avec musique et boissons, mais aussi avec masques. Les fêtards étaient, selon le rapport de la police, surtout venus des pays voisins et avaient organisé la soirée en amont via les réseaux sociaux. Un peu plus tôt dans la nuit, vers 2h30, c’est à Esch-sur-Alzette que la police a fait évacuer une discothèque ouverte bien au-delà des horaires autorisés. Mêmes interventions, vendredi dernier à Ettelbruck, samedi soir à Luxembourg-Ville ou à Sandweiler. À chaque fois, la police est alertée par des voisins qui constatent de la musique ou des rassemblement à des heures indues. À chaque fois, des rappels à l’ordre ou des procès verbaux sont dressés pour violation des règlements Covid-19.

« C’est difficile de dire s’il y a une recrudescence des fêtes illégales. En fonction de la météo, des congés, il y a plus ou moins de débordements. En tout cas, les contrôles continuent pour sensibiliser les clients et les propriétaires d’établissement », souligne Frank Stoltz, directeur de la communication de la Police grand-ducale, interrogé par le Land. « On ne veut pas empêcher les bars de travailler, mais il y a des dispositions et des horaires à respecter. » C’est pourquoi la police se veut visible et intervient sur signalement ou spontanément, notamment là où il y a déjà eu des contrevenants.

Même si le Luxembourg échappe (pour l’instant) au couvre-feu, l’obligation de fermeture à minuit a changé la donne pour bon nombre de gens. « On doit fermer à l’heure où avant on ouvrait », se plaint un patron de discothèque qui a donc renoncé à rouvrir son établissement après le confinement. « Si on pouvait travailler quelques heures plus tard que les bars et restaurants, on ouvrirait, mais là, ça n’a pas de sens, d’autant qu’on ne peut pas danser », soupire-t-il tout en admettant que la période oblige à faire attention. Les boîtes de nuit restent donc fermées. « Je suis assez pessimiste pour l’avenir des discothèques, je ne sais pas si nous allons pouvoir survivre », estime Jonathan Engel, à la tête du White Club à Foetz. « Je ne crois pas que les gens vont finir par sortir plus tôt et à changer leurs habitudes. » Alors, pour travailler « quand même », il s’adapte et va ouvrir un bar lounge à Esch, dans quelques semaines.

Adaptation. C’est le mot le plus entendu de la part des patrons de bars. « Après la terrasse que nous avons réussi à monter pendant l’été, nous avons aménagé l’infrastructure de notre salle pour pouvoir asseoir nos clients », raconte Luka Heindrichs du Gudde Wëllen qui est en train de mettre en place une petite cuisine pour offrir plus à ses clients et augmenter ainsi le ticket moyen par personne : « Avec moins de tables et moins d’heures d’ouverture, il faut trouver des solutions pour rentrer dans nos frais… » La restauration semble en effet être la voie du salut pour ces établissements, surtout maintenant que la météo ne permet plus de profiter des terrasses. Tous ceux qui peuvent servir à manger, ne fut-ce que des planches froides à grignoter, le font pour sauver un chiffre d’affaires en berne et des frais souvent plus élevés. « Outre les aménagements et le matériel sanitaire, on embauche du staff supplémentaire les vendredis et samedis pour gérer les flux, veiller au respect des règles, mais on n’a pas plus de tables ou de clients », complète Luka Heindrichs.

Depuis plusieurs mois, la nuit luxembourgeoise est mise sur pause et certains ne pourront plus appuyer sur « play ». S’il n’y a pas encore de vague de faillites, d’aucuns cherchent déjà à revendre leur fonds de commerce pour éviter le pire. « Il y a des lieux qui ne rouvriront pas et des gens qui ne s’en relèveront pas », estime Gabriel Boisante à la tête de plusieurs établissements et à qui on aurait déjà proposé plusieurs emplacements. « La nuit change et nous devons accompagner le mouvement en créant une ambiance différente et en responsabilisant le personnel et les clients », détaille-t-il après avoir serré la vis auprès de son staff après plusieurs contrôles de police. Il a fait évoluer les concepts de ses bars pour que la nourriture y prenne plus d’importance et pour que la musique ou l’éclairage instille une ambiance plus douce, moins survoltée, histoire qu’à minuit, il soit plus facile de fermer derrière les clients.

Car à l’heure où le carrosse se transforme en citrouille, il y a forcément des clients qui veulent continuer à faire la fête et souvent quelques récalcitrants qui veulent en découdre et qui essayent plus ou moins sympathiquement de tirer sur la corde. « On les entend se donner rendez-vous pour une ‘after’ chez l’un ou l’autre, ils nous demandent d’acheter des bouteilles », constate un barman en regrettant « dans les fêtes privées, il y a moins de vigilance, plus de débordements puisque nous ne sommes plus là pour rappeler à l’ordre. Je pense que les infections sont plus nombreuses dans les afters que dans les bars. » Pour le personnel de la nuit — serveurs et serveuses, videurs, danseuses, mais aussi DJ — l’enjeu est aussi de taille. Entre le chômage partiel (payé à 80 pour cent), la perte des heures de nuit (majorées de 25 pour cent), la baisse drastique des pourboires (chacun dira que plus la nuit avance, plus les pourboires sont généreux) et pour certains l’absence d’intéressement au chiffre d’affaires, la baisse de revenu est considérable. « J’ai dû prendre un job de jour, j’arrive épuisé au boulot le soir », soupire l’un d’eux, à la porte d’un établissement de nuit.

« Je n’ai jamais si peu travaillé », renchérit Marco, chauffeur de taxi depuis 25 ans. « Depuis le covid, il n’y a plus de vie, plus de mouvement, plus de business… C’est mort aux hôtels, à la gare, aux cabarets. » Ce n’est pas qu’une impression, les chiffres lui donnent raison : de 1 200 courses quotidiennes enregistrées par les 80 chauffeurs de Colux, on en compte aujourd’hui environ 200, selon les chiffres obtenus par le Land. « Ceux qui attendent les courses aux stations restent parfois en place pendant quatre ou cinq heures sans rien. Avec la centrale, c’est à peine mieux. Heureusement qu’il y a quelques courses pour les hôpitaux ou pour des livraisons », constate Marco qui avait encaissé
122 euros ce mercredi soir. « Et encore, ma voiture est payée, ce n’est pas le cas de tout le monde. Certains vendent pour faire autre chose. »

Fin août, les acteurs du monde de la nuit lançaient le hashtag #dontforgetus pour attirer l’attention et demander des aides spécifiques. Deux mois plus tard, la situation sanitaire a empiré, les pays voisins ont appuyé sur le frein (c’était une des préoccupations : voir les clients aller faire la fête en France ou en Allemagne où les clubs pouvaient ouvrir jusqu’à 2 ou 5 heures du matin), chaque déclaration du gouvernement est scrutée avec crainte et la nuit semble avoir tiré le rideau. Les bars, les boîtes, les clubs, ces lieux où l’on pouvait socialiser sans entraves, où les barrières se brisaient, où corps et âmes pouvaient se perdre, sont des soupapes indispensables à la société et, avec leur fermeture, c’est sans doute une autre gueule de bois qui nous attend.

France Clarinval
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