Né il y a six ans, le projet J’ai tué le soleil de Winshluss est probablement le roman graphique le plus en phase avec son temps ; il y est question de virus, de masque, de quarantaine… Un récit à couper le souffle, sombre à souhait, alambiqué, sur le parcours d’un homme seul dans un univers post-apocalyptique.

Seul au monde, mais pas dans sa tête

d'Lëtzebuerger Land vom 20.08.2021

Tout commence par un étonnant « Après… ». Viennent ensuite une forêt, une montagne, une prairie dans laquelle des chevaux broutent paisiblement… Deux cases de calme avant la tempête que Winshluss, spécialiste des récits sombres et surprenants, offre à ses lecteurs. Car dès le pied de la première page – sur les 200 du récit – on trouve une gâchette en grand plan et un doigt prêt à appuyer dessus…

C’est le doigt de Karl. Un nom que le lecteur n’apprendra que quelques 150 pages plus tard. L’homme a une vilaine blessure à la tête et une amnésie presque totale de comment il a bien pu se retrouver dans cette situation. Il dispose d’une doudoune, d’un gros sac à dos, d’un couteau de chasse, d’un fusil et de quelques balles. Il est en quête de nourriture et d’un lieu tranquille où passer la nuit.

Est-il le dernier homme sur Terre  ? En tout cas, autour de lui, les autres humains paraissent avoir disparu. Seuls quelques cadavres jonchent ci-et-là le parcours de ce survivant. Beaucoup semblent avoir succombé à un mystérieux virus, d’autres aux éléments. Pas facile en effet pour un homme de survivre quand toute humanité a disparu. Tout, absolument tout, représente un danger potentiel. Et si la rencontre avec un ours peut bien se finir, celle avec un tout petit caniche peut se révéler mortelle. D’autres hommes ayant précédé Karl dans une station-service isolée semblent l’avoir appris à leur dépends.

Pendant une centaine de pages le récit est muet. Sans phylactère ni récitatifs. L’homme n’est pas du genre bavard, et de toutes manières il n’a personne à qui adresser la parole. Il n’est pas non plus un grand penseur ou un philosophe qui analyse. Dans le monde post-méta-virus imaginé par l’auteur, il n’y a, de toutes façons, pas de place pour la métaphysique, la logique, l’éthique… Ici c’est marche ou crève. Et si les éléments sont pleins de danger, Karl finira également par découvrir que la rencontre avec des semblables n’est pas non plus dénuée de risques. La survie, ce n’est pas simple !

Pas simple non plus, la construction de cette histoire. Difficile de trouver un après à cet « Après… », Winshluss décide donc d’y proposer un « Avant… ». Un chapitre, beaucoup plus court, mais beaucoup plus bavard, qui permet au lecteur de faire plus ample connaissance avec Karl et de découvrir ainsi que ce survivant était, avant l’apocalypse, plus un candidat pour la potence que pour le prix Nobel de la Paix.

Après l’apocalypse, on entre là en profondeur, dans la psychologie du personnage. Car oui, si un virus a condamné l’humanité – tiens tiens –, la pandémie, bien que présente, n’est pas le sujet du bouquin. Le sujet c’est Karl, sa psyché, ses ruptures.

D’une ambiance post-apocalyptique à la The Book of Eli ou I am a Legend on passe d’un coup à une ambiance intimiste à la Seul contre tous ou Taxi Driver. On se rend compte que tout ne tourne pas rond dans la tête de celui qu’on prenait juste avant pour un héros malgré lui. Et l’auteur va aller jusqu’à expliquer, un peu, ce qui a bien pu le faire dérailler dans un troisième et court chapitre intitulé « Maintenant… ». Un titre qui, du coup, nous fait douter. Tout ce qui a été raconté précédemment est-il bien arrivé ? Va-t-il vraiment arriver ? Ou est-ce seulement un mauvais cauchemar ?

Quoi qu’il en soit, Karl est un personnage complexe dans un récit alambiqué. Finalement c’est assez logique. D’autant que l’auteur maitrise à merveille son sujet aussi bien au niveau narratif, avec cette chronologie inversée et ces flash-backs à l’intérieur même des chapitres, qu’au niveau du dessin. Majoritairement en niveau de gris, avec des structures de pages très variées, Winshluss apporte avec parcimonie des touches de couleur bienvenues et des cases plus proches de l’illustration que de la bande dessinée.

Autant d’éléments qui font de ce J’ai tué le soleil une nouvelle œuvre majeure de l’auteur à qui l’on doit déjà les fabuleux Pinocchio, In God We Trust, Dans la forêt sombre et mystérieuse ou encore Gang Of Four.

J’ai tué le soleil de Winshluss. Gallimard.

Pablo Chimienti
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