Dans la nuit de dimanche à lundi, la rotative de Gasperich a imprimé son dernier Wort. Mediahuis a délocalisé la production du quotidien luxembourgeois vers son imprimerie dans le Limbourg. Chronique d’une mort prévue de longue date

Deadline Gasperich

d'Lëtzebuerger Land vom 08.07.2022

C’est un des rendez-vous manqués de l’histoire de la presse luxembourgeoise. Il y a cinq ans, Paul Peckels se réunit avec Alvin Sold et Danièle Fonck. Le CEO de Saint-Paul veut sonder le duo dirigeant d’Editpress s’ils étaient disposés à imprimer le Wort sur leurs rotatives. Les discussions ne dépasseront pas le stade informel. Le groupe de presse eschois rechigne à étendre ses capacités de production, jugeant un tel investissement trop risqué. Ce fut l’ultime tentative de créer un « pôle d’impression » luxembourgeois et de consolider un secteur crépusculaire.

Le premier essai remonte au début des années 1970. Alors que le Wort, le Tageblatt et l’Imprimerie centrale se préparent à faire le saut vers la photocomposition et l’offset, l’option de mutualiser l’achat d’une grande rotative est brièvement considérée. Les négociations achoppent sur les différences de formats, les difficultés techniques et les différends idéologiques. Se posait ainsi la question des créneaux horaires : Lequel des quotidiens pouvait prétendre à être mis sous presse en dernier, c’est-à-dire à sortir le plus frais le lendemain matin ? En plus, la perspective d’une uniformisation esthétique effrayait les patrons de presse. Ils percevaient la variété des formats comme un moyen de distinction, un signe visible du pluralisme.

Finalement, les concurrents abandonnent les pourparlers pour passer, chacun de leur côté, commande auprès du même producteur britannique. À l’automne 1978, le Tageblatt lance sa « Goss Suburban », le Wort sa « Goss Metroliner ». (Les syndicats optant pour la version modeste, les cléricaux pour le modèle de luxe.) Vingt ans plus tard, les deux concurrents doivent renouveler leur outil de production. En 1998, Saint-Paul lance sa gigantesque Colorman (575 tonnes). Editpress suit trois ans plus tard et inaugure sa KBA Colora (264 tonnes). Les deux groupes médias sont alors loin de se douter que les bases mêmes de leur monde sont en train de s’effondrer.

En décembre 2000, le Wort titre « L’utilisation d’Internet ne décolle pas au Luxembourg » : « Seuls 25 pour cent des ménages luxembourgeois sont connectés à Internet à leur domicile ». Trois ans plus tard, Le Quotidien note que « plus de 52 pour cent des personnes de plus de douze ans se révèlent être des internautes ». Saint-Paul et Editpress pensent alors être à leur apogée. Alvin Sold met en pratique sa vision industrielle, et crée, coup sur coup, Le Jeudi (1997), Le Quotidien (2001) et L’Essentiel (2007). Les Éditions Saint-Paul tentent maladroitement de répliquer, et lancent La Voix du Luxembourg (2001) et Point 24 (2007). Or, dès sa conception, la rotative de Gasperich (un prototype mondial, à l’époque) parait surdimensionnée. Avec l’expansion de l’univers numérique, elle se révèle rapidement comme un mauvais investissement colossal. « Nous sommes habitués aux vitesses vertigineuses des rotatives », avait proclamé Joseph Guill, président des Éditions Saint-Paul, en 1961. Impossible pour ce juriste catholique d’imaginer la fulgurance future d’Internet.

Malgré des clients externes comme le Bild am Sonntag et une pléthore de journaux de petites annonces, édités par la Comareg (liquidée en 2011), les rotatives à Gasperich ne tourneront quasiment jamais à pleine capacité. En 2002, les Éditions Saint-Paul offrent leurs services comme briseuse de grève. Alors que la CGT bloque l’impression du gratuit parisien Metro, le tabloïde sort des rotatives de Gasperich, puis est expédié par camions vers la capitale française. Paul Zimmer, alors directeur général de Saint-Paul, sermonne les syndicats français : « Qu’il soit permis de signaler que chez nous il n’y a pas eu, depuis plus de quarante ans, un seul jour où nos journaux n’aient paru en raison d’une grève ou d’un incident technique ». Et de faire l’éloge d’un personnel « particulièrement qualifié et flexible, et surtout hautement motivé ».

Exactement vingt ans plus tard, les derniers imprimeurs, relieurs, électromécaniciens et expéditeurs du Wort sont licenciés. Un métier séculier disparaît. Sur les 26 salariés de l’imprimerie, vingt devront trouver un nouvel emploi. Une reconversion qui ne sera pas évidente pour ces ouvriers âgés en moyenne entre 45 et 55 ans, ayant souvent passé des décennies en poste de nuit. La fermeture de la rotative de Gasperich n’était pas seulement prévisible, elle était prévue de longue date. « Depuis 2013, je disais qu’on devrait un jour fermer l’imprimerie. On n’allait pas en construire une nouvelle », dit Paul Peckels cette semaine face au Land. Il y a trois mois, le directeur général de Mediahuis Luxembourg, préférait mettre en avant l’arrêt des dépliants publicitaires « i-mail » (une joint-venture entre Post et Saint-Paul). Si la rotative fermait, ce serait notamment « en raison d’une directive européenne » [relative aux déchets] titrait wort.fr.

Six salariés resteront dans le grand hangar de Gasperich. Ils auront jusqu’en mars 2024 pour démonter leur ancien outil de travail. Il n’existe plus de marché d’occasion pour cette rotative vingtenaire, ni en Europe ni dans les pays en voie de développement. À part quelques pièces détachées, la Colorman finira à la ferraille. Sic transit. Parmi les derniers déblayeurs de l’ancien empire Saint-Paul se trouve Thierry Corsini, qui était entré comme imprimeur au Wort en 1989. L’annonce de la fermeture de la Colorman ne l’a pas surpris. Il avait suivi en direct « l’érosion des tirages » : « Il y a une dizaine d’années, on nous disait : On ne considère plus la Colorman comme un profit center, mais comme un outil de la rédaction. À un moment, on imprimait plus de 90 000 Wort par nuit, aujourd’hui nous n’en sommes plus qu’à la moitié. Toute l’infrastructure commençait à être démesurée. »

Corsini souligne la fierté du « bon travail », la « complicité » des équipes, « l’esprit de corps » : « On a eu plein de nuits où on a vraiment transpiré. Mais on a toujours trouvé les ressources parmi tout le monde pour sortir le journal. C’est une aventure humaine qui se termine. » Tout en rappelant les primes de nuit (jusqu’à 45 pour cent et exemptes d’impôt), Corsini, par ailleurs délégué du personnel à la sécurité, ne tait pas les effets psychologiques et physiques de ce rythme de travail et du « manque chronique de sommeil ». Il cite des études de l’OMS, selon lesquelles le travail de nuit se paie en pertes de vie et de santé. « C’est difficile de vieillir avec des postes. Il faut faire attention à ne pas se désocialiser. Quand vous travaillez de nuit, c’est compliqué avec les autres… Vous êtes toujours à l’envers. Même les gens qui regrettent aujourd’hui que l’imprimerie ferme, en qualité de vie, ils vont gagner. »

Alors que la plupart des ouvriers de l’imprimerie approchaient la fin de carrière, Saint-Paul a veillé à ne pas embaucher de nouveaux salariés. La reprise de Saint-Paul par Mediahuis en avril 2020 précipite la « transition ». Pas question d’investir dans le print moribond. Les Anversois affichent l’ambition d’accélérer le passage au numérique et de se concentrer sur un « journalisme de qualité ». L’optimisme initial dans les salles de rédaction est de courte durée. Le premier choc intervient à peine cinq mois après la reprise. En dépit de toutes les promesses et assurances données, 70 salariés sont licenciés, soit presqu’un quart des effectifs, selon une liste qui semble avoir été concoctée en interne par la direction locale. Ce que celle-ci n’avait pas prévu, c’était le nombre de journalistes excédés qui démissionneront. Le Wort cherche depuis désespérément à trouver de nouvelles recrues sur un marché du travail totalement asséché. (Mediahuis n’a par contre pas osé toucher au management ; peut-être parce que le contexte grand-ducal lui paraissait trop imprévisible.)

À peine trois mois ont séparé l’annonce de la fermeture de l’imprimerie (le 26 avril) de la cession de production (le 3 juillet). Corsini aura vu passer cinq vagues de licenciements sur les douze dernières années. Il en a tiré quelques enseignements : « Ils font d’abord leur stratégie, et ne la dévoilent qu’au dernier moment ». À ses yeux, la direction aurait craint qu’en annonçant trop tôt la fermeture « tout le monde allait se barrer », et que l’impression tombe en panne.

Si l’archevêché a vendu l’institution quasi-hégémonique qu’avaient été les Éditions Saint-Paul, il en a pourtant gardé l’immobilier. Le Wort a ainsi fini par louer son propre siège. L’administrateur des biens de l’archevêché, Pit Hentgen, dément la rumeur selon laquelle le bail aurait été résilié par le propriétaire : « C’est faux. Le bail continuera de manière inchangée jusqu’en 2024. La décision d’imprimer le Wort à l’étranger a été prise par Mediahuis seule ». Paul Peckels assure de son côté que la décision de délocaliser l’impression aurait été prise à Howald (où les bureaux du Wort ont déménagé) et non à la centrale anversoise de Mediahuis. Pour combien de temps encore le Wort sortira-t-il en version imprimée ? « La stratégie est dictée par les clients, répond Peckels. Tant qu’il y aura des lecteurs qui voudront un journal en papier, une version en papier paraîtra. »

La direction a enterré son imprimerie en toute intimité et discrétion. (La demande du Land de documenter la dernière impression a reçu une fin de non-recevoir : « Nous voulons garder l’exclusivité sur nos propres activités », dit Peckels.) Ce mardi, les abonnés du Wort ont dû scruter les pages « Wirtschaft & Finanzen » pour y apprendre que le journal qu’ils tenaient entre leurs mains avait été imprimé à Paal-Beringen (province de Limbourg). Une photo illustrait l’entrefilet. Elle montre les ouvriers de l’imprimerie aux côtés de membres de la direction. Entre les mines graves des premiers et les grands sourires des seconds, le contraste est saisissant. Ce fut la rédaction multimédia de wort.lu qui rendit le plus bel hommage aux imprimeurs avec un court documentaire publié, paradoxalement, en ligne. « Coldset Printing Partners », la nouvelle imprimerie flamande du Wort et du Contacto (ainsi que du Land, imprimé depuis 2012 à Gasperich), est une filiale de Mediahuis, et se présente « comme un appendice des éditeurs ». Paul Peckels évoque une rotative qui tournerait quasiment en continu, permettant des synergies et des économies d’échelle, « qu’on n’aurait pas atteintes au Luxembourg ».

Aux abonnés, la direction assure qu’ils continueront à recevoir tous les matins leur journal. Or avant d’atterrir dans les boîtes-aux-lettres, des dizaines de milliers d’exemplaires doivent désormais parcourir 250 kilomètres. La route reliant l’imprimerie du Limbourg au centre postal de Bettembourg passe par les Ardennes belges. Certaines nuits d’hiver, les camions de Mediahuis risqueront de finir coincés par la neige. Quant au bouclage, il a été avancé à 21 heures (la deadline était traditionnellement aux alentours de 23 heures), ce qui fait forcément du Wort un quotidien moins « actuel ». Paul Peckels assure que le bouclage pourrait être repoussé pour les événements extraordinaires, à condition toutefois que ceux-ci soient prévisibles, comme les soirées électorales. Aux alentours de Hasselt, dans la zone industrielle de Paal-Beringen, où est installée l’imposante König & Bauer Commander, le Wort ne sera plus qu’un quotidien parmi beaucoup d’autres.

La délocalisation de l’impression vers la Flandre a fait surgir un imbroglio inattendu. Il concerne les avis officiels des communes, une manne financière majeure pour les quotidiens luxembourgeois. Au ministère de l’Intérieur, les juristes tentent actuellement de déterminer si le Wort « made in Belgium » sera toujours éligible pour ces avis. Dans l’immédiat rien ne devrait changer, nous apprend-on au ministère, rue Beaumont : « Certains textes prévoient que les avis doivent être publiés dans quatre journaux édités et imprimés au Luxembourg, tandis que d’autres parlent de deux journaux. D’autres lois encore, qui ne concernent par les communes, prévoient comme unique condition que les journaux doivent être publiés au Luxembourg, mais pas forcément imprimés. La situation devra donc certainement être analysée… »

Il ne reste plus qu’une seule rotative au Luxembourg, celle d’Editpress, installée dans la zone d’activité « Op Sommet », un no man’s land entre Esch et Belval. Le secrétaire général d’Editpress, Nic Nickels, assure que cette König & Bauer Colora tournerait « encore très longtemps ». Le « retro-
fitting », c’est-à-dire le remplacement d’anciens éléments par de nouveaux, aurait été finalisé l’année dernière. De toute manière, l’usure serait limitée, puisque la machine ne tournerait pas en continu. À part Le Quotidien, le Tageblatt et l’Essentiel mis sous impression (dans cet ordre) entre 22 heures et minuit trente, Editpress imprime notamment De Letzebuerger Bauer et l’édition sarroise du Kicker. La charge sur la machine serait « raisonnable », ce qui la garderait « en bonne forme », dit Nickels.

En septembre 1976, l’abbé Heiderscheid évoque « jenes weithin sumpfige Wiesengelände » à Gasperich, destiné à accueillir le siège du Wort sur quatre hectares. Cet ancien marécage attise aujourd’hui toutes les convoitises. Coincé entre le vieux Gasperich d’un côté, et la Cloche d’Or de l’autre, la « zone d’activités économiques communale » est promise à générer de belles plus-values immobilières. D’ores et déjà, les principaux propriétaires terriens du Luxembourg s’y marchent sur les pieds. À côté de Lafayette SA, qui gère le patrimoine immobilier de l’archevêché, on y retrouve le fonds Olos (Flavio Becca et Eric Lux), le promoteur Tracol ou encore les Faber-Funck (héritiers de MPK) et les Ehlinger (Groupe Schuler). Une future communauté d’intérêts se dessine donc aux portes de la capitale.

« Il n’y a pas encore de projets concrets pour le développement ultérieur du site », explique Pit Hentgen. La Ville de Luxembourg (par ailleurs propriétaire de plusieurs parcelles dans ce zoning) s’attendrait à ce que tous les propriétaires « présentent ensemble un masterplan ». Or, celui-ci « n’existe pas encore. » On l’aura compris, la revalorisation de cette zone industrielle en zone résidentielle se mesurera en décennies plutôt qu’en années. En attendant, le PAG actuel fixe un cadre très restrictif : « Y sont admis des logements de service à l’usage du personnel dont la présence permanente est nécessaire pour assurer la direction ou la surveillance d’une entreprise particulière ». L’abbé Heiderscheid disposait ainsi d’un logement de service au-dessus des salles de rédaction. La guerre en Ukraine a provisoirement donné une nouvelle destination aux anciens locaux du Wort. Ils sont ainsi en train d’être reconvertis en foyers pour réfugiés.

Bernard Thomas
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