Président de l'UE

The Two Towers

d'Lëtzebuerger Land vom 06.02.2003

Jean-Claude Juncker se trouve bien sûr en bonne position sur la liste. Ce serait bien la première fois qu'il y ait un poste européen à attribuer sans que le Premier ministre europhile ne soit mentionné. Or, pas seulement qu'il dément être intéressé. En plus il est fondamentalement opposé à la création de la fonction d'un président de l'Union européen.

Depuis le début des travaux de la Convention sur l'avenir de l'Europe, il y a onze mois, c'est la question présidentielle qui revient toujours à nouveau. Valéry Giscard d'Estaing, le président de la Convention, avait soigneusement évité le sujet controversé des institutions européennes en général et de leurs présidents en particulier avant d'inviter, il y a trois semaines, à un premier « exercice de réflexion ». Au plus tard depuis la présentation du papier franco-allemand sur le futur institutionnel de l'Union, le sujet est de nouveau omniprésent. Que le président français et le chancelier allemand aient proposé la création d'un ministre européen des Affaires étrangères avec son propre service diplomatique n'a pas fait de remous. Même l'impensable, que les décisions en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) soient prises à la majorité qualifiée des ministres plutôt qu'à l'unanimité est passé quasi inaperçu. 

Tout le monde se fixait par contre sur le compromis entre Jacques Chirac et Gerhard Schroeder de renforcer, d'une part, la position du président de la Commission européenne et de créer, d'autre part, le poste d'un président permanent et à temps plein du Conseil européen. « C'est une nouvelle Sainte Trinité, ironisait un conventionnel hongrois, le président du Conseil européen est le père, le ministre des Affaires étrangères le fils alors qu'il reviendra au président de la Commission de garder l'esprit européen. »

Du côté luxembourgeois, la réaction n'était guère plus accueillante. « Les intérêts des États membres ne seront pas mieux représentés par l'élection d'une présidence du Conseil européen à longue durée, » estimait Jacques Santer, qui représente le gouvernement. « Les États membres veulent-ils un M. Bush européen, voire un M. Chirac pour être leur supérieur ? s'interrogeait Ben Fayot, qui représente la Chambre des députés. Je ne pense pas que nous soyons arrivés à ce stade du fédéralisme. »

Des présidents, l'Union européenne en compte déjà un bon nombre. Parmi les plus importants, il y a celui du Parlement européen, élu tous les deux ans et demi. Il est certes invité à dîner avec les chefs de gouvernement quatre fois par an, mais son poids politique est pour le reste inexistant. Le président de la Commission européenne a certes un poste plus prestigieux et est par moments même traité en égal par les Premiers ministres. Au sein du collège des commissaires, il n'est cependant qu'un primus inter pares, sans compétences de direction face à ses collègues. Jacques Santer n'avait ainsi pas l'autorité juridique, en tant que président de 1995 à 1999, pour limoger sa commissaire Edith Cresson, dont les escapades ont finalement fait couler l'ensemble du collège. 

À la Convention, il semble que le président de la Commission verra sa position confortée vis-à-vis de son équipe dans la future constitution européenne. Une autre proposition plutôt bien accueillie est de faire élire le président de la Commission directement par le Parlement européen pour augmenter sa légitimité. Aujourd'hui, les députés ne font que confirmer le choix des chefs de gouvernement. Certains pays, dont le Luxembourg, s'inquiètent de la manière dont le Parlement choisira les candidats à ce poste. Ils préféreraient que le Conseil européen garde le privilège de proposer un candidat. Afin d'éviter une politisation de la fonction, le vote d'investiture devrait prévoir une majorité qualifiée de trois cinquièmes voire de deux tiers des députés. Un vote politique, par exemple droite contre gauche, deviendrait ainsi impossible.

Au Conseil des ministres, il n'y a pas de président permanent. Depuis les débuts de la Communauté européenne, chaque État membre exerce la présidence à tour de rôle pour chaque fois six mois. Le Luxembourg est particulièrement fier de ses accomplissements pendant ces présidences. En 1985, il a ainsi pu mener à terme les négociations de l'Acte unique européen. En 1992, il a jété les fondements pour ce qui est devenu le traité de Maastricht. 

Outre la présidence des différentes formations du Conseil des ministres, principale institution décisionnelle de l'Union, la rotation concerne bon nombre d'autres organes. Il s'agit du Coreper -- le Comité des représentants permanents préparant les travaux des ministres --, des innombrables groupes de travail de la « comitologie » -- à travers desquels les États membres surveillent de près la Commission européenne -- et, surtout, du Conseil européen, qui réunit les chefs de gouvernement. 

Bien que perçu comme une sorte de « super-conseil des ministres », le Conseil européen n'a, d'un point de vue juridique, guère de pouvoir décisionnel. Son rôle est de « donner des impulsions » et « de définir les orientations politiques générales ». Son implication est la plus importante dans la PESC. En pratique toutefois, les chefs de gouvernement jouent trop souvent aux pompiers, qui règlent même des questions de détail faute d'accord au niveau ministériel.

Du fait de cette surcharge, l'efficacité du Conseil européen a souffert. Parmi les explications de cette perte de vitesse, on trouve le manque de continuité de la présidence. D'où l'idée d'un président permanent, proposition baptisée « ABC », car soutenue par l'espagnol Aznar, le britannique Blair et le français Chirac. A priori un ancien chef de gouvernement, le président serait, selon la proposition franco-allemande, élu pour deux ans et demi, voire cinq ans. 

Jean-Claude Juncker est opposé à cette idée. Il s'interroge surtout sur le rôle de ce président. Après tout, le Conseil européen siège en tout huit jours par an. « L'Europe n'a pas besoin d'un président pour déposer des gerbes, » lance le Premier ministre luxembourgeois. Les Belges proposent de nommer un des chefs de gouvernement président, sans qu'il quitte pour autant ses fonctions nationales. Un président chargé de suivre « l'exécution des décisions du Conseil européen », craint une majorité de petits États, empiétera sur les fonctions du patron de la Commission et privilégiera l'approche intergouvernementale. Ils veulent éviter la création de deux administrations rivales. Romano Prodi, l'actuel président de la Commission, parle d'une « cohabitation ». Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères, soutenait avant l'accord franco-allemand l'idée d'unifier les fonctions des deux présidents. Londres lui avait en réponse reproché de vouloir instaurer un « Kaiser ».

Alors que l'attention se focalise sur le président du Conseil européen, le changement plus fondamental est peut-être ailleurs. Jusqu'ici, grâce à la rotation, l'ensemble des conseils et comités représentants les États membres étaient présidés en même temps par le même pays. Cet élément de cohérence sera probablement aboli.

Une des grandes réformes institutionnelles dans la future constitution européenne sera une clarification du fonctionnement du Conseil. Car l'institution intergouvernementale est bien celle qui fonctionne le moins bien en Europe. Selon les propositions actuelles, un « Conseil législatif », dont les délibérations seront publiques, adopterait toutes les lois et lois-cadres européennes. Ce serait en fait la naissance d'une chambre des États à côté du Parlement européen. Un Conseil dédié à la PESC serait présidé par le nouveau ministre des Affaires étrangères. Un nombre limité de conseils spécialisés, à l'exemple de l'« Écofin », se consacrerait à des décisions « exécutives ». La coordination générale reviendrait comme jusqu'à présent à un Conseil « affaires générales ». Le Benelux aimerait voir le président de la Commission le présider, d'autres petits États plaident pour la rotation.

Déchargée de la manière, la présidence en rotation pourrait être maintenue au Conseil européen, estiment certains experts. Le Luxembourg a repris cette idée. Ce qui n'a pas évité qu'auparavant, en octobre de l'année dernière, Jean-Claude Juncker lui même ait déclaré, alors qu'il recevait Giscard à Senningen, que « la rotation est arrivée à son terme. Elle n'apporte plus de valeur ajoutée. » Un autre problème est en effet que dans une Europe à 25, chaque pays ne présiderait plus que tous les douze ans. 

La position actuelle du Luxembourg résulte donc en premier lieu du fait qu'on veut à tout prix éviter un deuxième président à plein temps dans l'Union européenne. Que les avocats de cette idée le présentent davantage comme un gentil Hobbit (un simple « chairman » ou « Vorsitzender », plutôt qu'un véritable président) n'évite pas qu'à Luxembourg et ailleurs, on y voit avant tout le risque d'un futur Seigneur des Anneaux. 

D'autres propositions existent pour avancer, dont une serait de remplacer la rotation semestrielle par des « présidences en équipe »: elles pourraient assurer la continuité tant exigée tout en permettant aux États membres de se profiler. Le Royaume-Uni promeut cette idée pour les Conseils spécialisés. Mais il la rejette pour le Conseil européen. 

Les idées foisonnent donc pour l'instant dans le débat institutionnel européen. À la Convention, l'idée de deux présidents à temps plein à été largement rejetée. Dans la presse, d'aucuns ont déjà commandé son cercueil. C'est sans doute aller un peu vite en besogne, compte tenu du poids que représente l'« ABC », d'autant plus qu'on peut y ajouter Giscard d'Estaing. 

Suite aux débats sur l'Irak des derniers jours et semaines, on a cependant du mal à s'imaginer que les Tony Blair et José Maria Aznar -- souvent cités comme possibles présidents -- soient vraiment assez masochistes pour vouloir expliquer « au plus haut niveau » sur la scène internationale la politique étrangère commune de l'Union européenne. D'autant plus qu'ils ne peuvent même pas rendre les petits États membres responsables de la cacophonie.

 

 

Jean-Lou Siweck
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