Bande dessinée

À chacun son Katmandou

d'Lëtzebuerger Land vom 19.05.2023

Pierre est un de ces livreurs de pizza, de bo bun, de sushi, mais aussi parfois de courses ou de plantes qu’on croise dans toutes les grandes villes. Une application lui transmet les commandes, le temps imparti et l’adresse des clients… Elle le maintien surtout constamment sous pression : « N’oubliez pas votre plus beau sourire pour nos clients », écrit-elle, tout en sachant que les clients, eux, vont laisser leurs appréciations, surtout négatives, selon la température ou le goût des plats commandés.

Une des spécificités de Pierre est qu’il fait ses livraisons à vélo ; un vélo de course tout simple, même pas électrique. Du coup chaque montée est un sacrifice, chaque descente, une prise de risque et comme chaque seconde compte, chaque feu rouge est une perte de temps. Bref, un néo-prolétaire à la sauce Uber et compagnie. Le jeune homme se donne à fond. La preuve : « Vos efforts paient. Vous êtes classé parmi le top 25 des livreurs Foodista » lui dit l’application, puis « Vous venez de faire votre 7 231e kilomètre avec nous, soit la distance Paris-Katmandou » ajoute-t-elle, histoire de le remotiver. Une phrase qui va, à l’inverse, remettre en cause son quotidien.

Katmandou est un nom qui sont bon l’ailleurs, l’Orient, l’aventure… Tandis que lui, sur son deux-roues, n’a jamais quitté Paris. Et puis, de ces 7 231 kilomètres à pédaler, il ne semble pas vraiment avoir pris du plaisir à en faire un seul d’entre eux, l’appli constamment dans les oreilles, le sac constamment sur les dos et le stress plein la tête. C’est décidé, il arrête ! Pas le vélo, mais cette vie de livreur payé au lance-pierre. Il a besoin de se mettre au vert, de partir à l’aventure et appelle donc son vieil ami Florent.

Lui, vient de décrocher un « taf de rêve » dans une grande agence de pub. Une de ces boîtes très « smart » à la culture d’entreprise « very insightful », avec un « open space », un bar à fruits et smoothies à volonté et un « espace chill » où on peut « work hard, play hard » à condition de « work hard d’abord, hein », précise le manager. Le voilà « pei-nard » se dit Florent. « Finis les fins de mois difficiles… les imprévus… la vie d’artiste… ». Finie aussi, du coup, « l’aventure… » Ni une, ni deux, il retarde la signature de son contrat d’une semaine. Et voilà les deux compères, une fois les pneus gonflés, les chaînes graissées et les cuissards enfilés, prêts à se lancer en direction de leur Katmandou.

Ils ont cinq jours pour faire leur « ride » – à prononcer à l’anglaise. Impossible donc d’atteindre le Népal. Leur destination doit être plus modeste. La Bretagne alors ? « Bof, trop de flotte ». Le Nord ? « Trop froid ». L’Alsace ? « Trop gras ». C’est clair, les deux ont eu le temps de se parisianiser. Ce sera finalement la Bourgogne et plus précisément la maison des parents de Florent à Saint-Gengoux-le-National, en Saône-et-Loire. Autrement dit, très exactement 499 kilomètres en effleurant le Gâtinais, en suivant l’Yonne et en passant par le Morvan.

Un sacré petit parcours certes, mais rien d’extraordinaire. Juste un voyage dans « la diagonale du vide », cette large bande du territoire français allant de la Meuse aux Landes où les densités de population sont relativement faible. Une manière low coast de larguer les amarres, de quitter la folie parisienne, de sortir « des sentier battus », de la France « hyper-googlemapsisée ». Une aventure à bicyclette. « Le moyen de transport le plus rapide du monde : à peine les fesses posées sur la selle, on est déjà ailleurs » peut-on lire dans l’album.

Les deux compères vont devoir passer le périph’, trouver la sortie dans le labyrinthe de la proche banlieue, dépasser les zones industrielles inhumaines… pour finalement passer la nuit chez un copain banlieusard qui est rapidement rentrée chez lui en RER. À vélo, comme à pied – Étienne Davodeau l’a également rappelé il n’y a pas bien longtemps avec son Droit du sol –, l’espace-temps est tout autre. Enfin, on prend le temps ! Les deux vont ensuite dépasser les zones pavillonnaires aux maisons toutes identiques pour enfin atteindre la nature et les petits villages où, à priori il fait bon vivre.

Leur périple sera fait de sueur, de faim – avec toutes villages déserts où il n’existe plus ni supérette ni boulangerie et où finalement « un plat sans prétention » d’un resto-routier « se change en festin ». Il sera fait de galères aussi. Il sera fait également de petites et grandes victoires, contre les autres, contre eux-mêmes, contre les éléments. Il sera surtout fait de rencontres, des moins bonnes – une bande de cyclistes sprinteurs au matériel de pointe et à la bêtise chevillée au corps –, mais surtout des bonnes, comme les routiers et Corinne la patronne des lieux, et surtout Christian, le paysan-mécano-héros qui les hébergera et qui réparera leurs vélos abimés par les kilomètres.

L’histoire, tirée de la véritable échappée belle réalisée par les deux auteurs, est à la fois simple et fabuleuse, dramatique et drôle, universelle et introspective. Il est question de découverte, de voyage, de dépassement de soi, d’amitié, mais aussi de réflexion sur la vie, sur la nostalgie, sur ce qui est vraiment important. Bien que sentant la transpiration et les douleurs musculaires, le récit, demeure calme et contemplatif. Tout en arrivant à rester léger, il est aussi empli de poésie et de réflexions philosophiques.

Une histoire riche et variée, adaptée à la bande dessinée par Simon Boileau, portée par le dessin stylisé, tout en rondeur, très expressif et ultra coloré de Florent Pierre. Les cases disparaissent quand cela est nécessaire, voire deviennent pentues quand la route des deux copains prend ou perd de l’altitude. On regrette des didascalies pas toujours évidentes à lire, mais pour le reste, cet album offre une belle bouffée de fraîcheur. Pour un premier album, c’est une réussite. On comprend aisément que le récit ait remporté le premier prix de BD numérique au Festival d’Angoulême en 2020. Et on est ravi de l’avoir, enfin, entre les mains dans sa version physique.

Un premier album insolite, frais et agréable pour une grande aventure, à petite échelle.

La Ride, de Simon Boileau et Florent Pierre. Dargaud

Pablo Chimienti
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