La question des réfugiés syriens s’invite au deuxième tour des élections présidentielles en Turquie

La quête du cinquante-et-unième pour cent

d'Lëtzebuerger Land vom 26.05.2023

C’était il y a exactement dix ans à Istanbul. Le mouvement protestataire de Gezi secouait le gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan. Les raisons du mécontentement de la jeunesse étaient nombreuses. Tout avait commencé par une manifestation de riverains et d’écologistes opposés à la destruction du parc de Gezi, l’un des rares espaces verts du quartier de Taksim. Ils reprochaient aux autorités un manque de consultation avec les groupes d’intérêts locaux. Bien vite, la vague de protestations avait pris de l’ampleur suite à l’usage excessif de la force par la police. Elle finit par englober la plupart des villes de Turquie. Les manifestants voulaient défendre les libertés démocratiques et protestaient contre l’autoritarisme croissant du gouvernement d’Erdoğan et, entre autres, sa politique syrienne.

La réponse au mouvement allait révéler de nombreuses fissures au sein du parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP). Ainsi, le président Abdullah Gül, l’un des membres fondateurs, allait déclarer : « Chacun doit se sentir libre dans son propre pays. [...]. Il va de soi que les démocraties se caractérisent par des élections et la volonté du peuple. Mais la démocratie ne se limite pas aux élections. S’il y a des opinions différentes, des situations différentes et des objections en dehors des élections, il n’y a rien de plus naturel que de les exprimer de diverses manières. Les manifestations pacifiques en font bien sûr partie. » Il s’agissait d’une réponse à une déclaration incendiaire d’Erdoğan qui niait toute légitimité démocratique aux manifestants puisque l’AKP avait obtenu près de cinquante pour cent des votes aux dernières élections qui avaient eu lieu en 2011.

Cependant, cette différence d’opinion faisait peut-être bien référence à un vieux problème qui a toujours tracassé les acteurs de l’islam politique : celui de la signification de la souveraineté nationale. En effet, peu de temps avant son assassinat à Rome en 1921 par des agents de la Fédération révolutionnaire arménienne à cause de son rôle lors du génocide arménien, Saïd Halim Pacha, ancien Premier ministre ottoman et penseur islamiste influent, avait exprimé un certain malaise par rapport à ce principe. Dans ses Notes pour servir à la réforme de la société musulmane, écrites en français et publiées posthumément en 1922, il expliquait que « le principe de la souveraineté nationale n’est donc que la reconnaissance à la majorité du droit d’imposer sa volonté à la minorité, une volonté qui fait loi en toute chose et décide sans appel, conséquemment une volonté absolue qui ne se prévaut que de la force du nombre, celle qui – à supposer qu’elle ne soit pas artificielle, ce qui est souvent le cas – est précisément la moins capable de s’inspirer de la vérité et de la sagesse. » Est-ce parce que la première traduction turque du pamphlet ne contenait pas ce passage, ou bien parce qu’Erdoğan, qui pourtant se réclame de la tradition politique de Saïd Halim, ne se reconnait pas dans ce texte, que le président turc fait toujours référence à la force du nombre quand il s’agit de faire passer des réformes controversées et de réprimer l’opposition ?

Que les actions et déclarations d’Erdoğan soient souvent en contradiction avec bien des principes fondateurs de l’islamisme n’étonne pas vraiment. L’un de ses maîtres à penser Ali Bulaç, l’auteur de nombreux ouvrages qui ont marqué l’islam politique en Turquie, s’était retrouvé en prison après la répression du mouvement Gülen à la suite de l’échec de la tentative de coup d’État militaire de 2016. Les mauvaises langues disaient à l’époque que la contre-révolution dévorait ses enfants, mais cela ne reflétait pas toute l’histoire. Bulaç observait depuis quelques années de façon critique la transformation d’Erdoğan. Au lendemain du mouvement protestataire de 2013, Bulaç notait qu’à une époque la motivation principale d’Erdoğan avait été d’être la voix des oubliés de l’histoire, mais qu’aujourd’hui ces derniers étaient à nouveau livrés à leur sort.

Cela explique aussi pourquoi l’AKP s’est fractionné au fil des purges. De nombreuses têtes pensantes du parti, d’Ahmet Davutoğlu, l’ancien Premier ministre aujourd’hui à la tête du Gelecek Partisi, le Parti du futur, à Ali Babacan, l’ancien négociateur en chef auprès de l’Union européenne et président du Deva, le parti de la démocratie et du progrès, ont rejoint l’Alliance de la nation soutenant la candidature aux élections présidentielles du chef de l’opposition kémaliste Hikmet Kılıçdaroğlu. Et pourtant malgré les prédictions des sondages réalisés dans des conditions souvent difficiles, Erdoğan a de nouveau frôlé les cinquante pour cent aux élections présidentielles. Certes la proportion des voix de son parti a été fortement réduite, baissant de 42,65 à 35,63 pour cent. En ce il réalise même l’un des plus mauvais résultats de son histoire, tout en restant de loin le premier parti de Turquie. La stratégie de la soupape de sécurité, élaborée par les conseillers du président, a porté ses fruits. Les électeurs mécontents avec l’AKP ont voté pour le Parti du mouvement nationaliste (MHP), extrême droite religieuse nationaliste et membre de l’Alliance présidentielle soutenant Erdoğan, qui avec un peu plus de dix pour cent réalise un score très supérieur à ce que prédisaient les sondages.

En effet, les électeurs se détournant de l’AKP ne se sont guère tournés vers les partis d’opposition et la coalition du tout-sauf-Erdoğan, regroupant kémalistes, ultranationalistes et islamistes, malgré l’autoritarisme présidentiel et la gestion catastrophique de l’économie et des conséquences du tremblement de terre de février. Certes, comme le note Reporters sans frontières, le fait que neuf médias sur dix soient sous contrôle du pouvoir n’a guère facilité le travail de l’opposition pour faire passer son message, le problème étant peut-être qu’elle n’en avait pas vraiment de convaincant en cette période de crise.

Le Parti républicain du peuple (CHP), premier parti de l’opposition, a certes réalisé son meilleur résultat aux élections législatives depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP il y a 21 ans. Toutefois, il n’a guère obtenu que 25,35 pour cent des suffrages. Avec les 9,69 pour cent obtenus par l’İYİ Parti, à l’origine une scission du MHP, la coalition d’opposition est à pratiquement quinze pour cent de l’Alliance présidentielle qui regroupe 323 sur 600 députés. Même avec le soutien des députés de l’Alliance du travail et de la liberté regroupant le Parti vert de gauche, sous lequel se présentaient les candidats pro-kurdes, et le Parti des ouvriers de Turquie, la coalition autour de Kılıçdaroğlu, ne pourrait former de gouvernement. À noter que Kılıçdaroğlu refusait tout dialogue avec la coalition de gauche pro-kurde qui a obtenu dix pour cent des voix. La débâcle est totale pour l’opposition.

Le problème étant que même treize ans après son arrivée à la tête de son parti, l’on ne sache pas vraiment ce en quoi Kılıçdaroğlu croit. Certes il n’a par perdu l’espoir de remporter les présidentielles au second tour ce dimanche 28 mai. Lundi matin Kılıçdaroğlu espérait encore récupérer les cinq pour cent des voix obtenues par le candidat ultranationaliste xénophobe Sinan Oğan, pour passer le cap des cinquante pour cent et battre Erdoğan dans un sprint final. Au lendemain du premier tour, Oğan avait déclaré ses conditions pour soutenir l’un des candidats. Outre une politique économique crédible ainsi qu’un plan de reconstruction pour les régions touchées par le tremblement de terre, il exigeait que soit mis un terme aux débats concernant la modification des quatre premiers articles de la constitution. Ceux-ci ont trait à la forme de l’État, la nature de la République, l’unité de l’État, la langue officielle, le drapeau, l’hymne national et la capitale. Oğan notait aussi vouloir s’assurer de l’immuabilité de l’article 66 qui souligne le caractère « turc » de la citoyenneté. Cependant outre ces exigences que la plupart des partis politiques turcs pourraient s’approprier sans trop de difficultés, il soulignait son opposition à toute forme de négociation avec « les organisations terroristes et leurs structures politiques », une référence à peine voilée aux partis politiques pro-kurdes. Par ailleurs, il exigeait l’expulsion de treize millions de réfugiés syriens.

Encore quelques minutes avant qu’Oğan n’annonçât dans une conférence de presse lundi après-midi qu’il demandait à ses électeurs de voter pour Erdoğan, parce qu’il n’avait guère trouvé convaincante l’Alliance de la nation, Kılıçdaroğlu tweetait encore que « ceux qui aiment leur patrie devraient se rendre aux urnes avant que les réfugiés clandestins ne viennent ruiner complètement la vie de nos filles. » Il s’agissait de l’une des nombreuses déclarations hostiles aux réfugiés syriens du candidat kémaliste. Dans un tweet furieux après la déclaration de soutien à Erdoğan du candidat ultranationaliste, Kılıçdaroğlu déclarait que ce serait lui qui « libérerait le pays du terrorisme et des réfugiés ». Erdoğan, qui a fait de l’instrumentalisation des réfugiés syriens un véritable art politique avait soudain le beau rôle, soulignant que la question était complexe et que sa résolution prendrait du temps. Nul doute qu’il était conscient que son concurrent risquait de perdre de nombreux électeurs ne se reconnaissant plus dans ce discours xénophobe.

Cela fait bien longtemps qu’Erdoğan n’incarne plus la voix des dépossédés, mais de toute évidence Kılıçdaroğlu ne désire nullement reprendre ce rôle. Toutefois l’opposition garde encore un peu d’espoir. Les partis de l’Alliance soutenant la candidature d’Oğan se sont désolidarisés du leader ultranationaliste et ont déclaré leur soutien à Kılıçdaroğlu, qui espère encore convaincre les plus de huit millions d’électeurs (treize pour cent de l’électorat) qui ne se sont pas déplacés aux urnes au premier tour. Reste à voir si le discours anti-réfugiés du candidat kémaliste suffira à les convaincre.

Laurent Mignon
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