Numérisation du patrimoine culturel – enjeux et perspectives

Le nouveau pouvoir du public

d'Lëtzebuerger Land vom 17.05.2019

Il est temps, en 2019, en pleine domination numérique, d’engager une numérisation du patrimoine. Les structures muséales l’ont bien compris et déjà se dessinent des projets d’envergure dans ce sens. À l’image des initiatives mis en place par les Musées de la Ville de Luxembourg et présentées lors du Digital Day fin avril.

On parle aujourd’hui d’une véritable nécessité, d’un essentiel… La numérisation et le partage du patrimoine culturel sur Internet deviennent indispensables. Et ce, dans une dynamique de démocratisation de la culture, depuis ce raz-de-marée que le web a infligé à nos vies ces dix dernières d’années. C’est aussi un moyen de palier à ce mal naissant, induit par cette mouvance sociétale de « désinformation ». De plus, il va sans dire, qu’on ne peut négliger l’aspect économique qui miroite déjà des outils de cette numérisation. Dorénavant, les musées du monde entier adoptent des stratégies numériques que ce soit pour les « visiteurs du réel », avec les applications ou les audioguides, mais aussi les « visiteurs virtuels », avec les visites 3D ou l’accès aux collections en ligne. La numérisation du patrimoine n’est plus seulement liée à un devoir d’archivage de l’héritage humain, elle s’inscrit dans une évolution sociétale.

L’Europe premier conservateur numérique

Le développement éclair du numérique a provoqué une affluence de nouveaux moyens de diffusion des œuvres et des façons inédites de les découvrir. La musique s’écoute différemment, comme le cinéma se visionne autrement ou même une exposition se visite d’une tout autre manière. Le patrimoine culturel n’a jamais été aussi accessible et la réinterprétation de celui-ci, du même coup, devient plurielle. Les acteurs de cette réappropriation sont en nombre, les vieux tubes sont réinventés, le film est diffusé en extrait au théâtre, le théâtre use de la musique libre de droit et les artistes plasticiens trouvent des mines d’or d’inspiration dans ce patrimoine digitalisé. La création artistique change et, de fait, la culture ouvre une nouvelle page de son histoire.

Ce ne sont pas les nouvelles générations qui diront le contraire : la culture n’a jamais été aussi présente dans le monde et son accès est illimité. Reste à ajuster chacun des domaines d’application au même niveau d’accessibilité. Depuis plus de dix ans, l’Europe s’y engage, en mettant en place des initiatives de numérisation du patrimoine comme les – déjà dépassées – plateformes Minerva ou Michael (issu de la première) ou encore Europeana, un site Internet lancé en 2008 regroupant aujourd’hui près de cinquante millions de titres numérisés (tous domaines confondus).

Luxembourg face à un avenir 2.0

Comme ailleurs, au Luxembourg les enjeux sont grands. Un avenir digital se profile et il va falloir compter sur une grande coordination des acteurs du domaine culturel et leur mise en réseau, pour qu’une compréhension totale des usages des nouvelles technologies et de la numérisation du patrimoine, soit établie. Comme l’explique Anne Hoffmann, conservatrice adjointe et responsable développement digital pour le Lëtzebuerg City Museum et la Villa Vauban, « depuis l’inauguration du City Museum en 1996, on utilise les nouvelles technologies en présence. Pour nous c’est une ‘starter project institution’ ».

Un tournant s’est d’ailleurs opéré en 2017, à la réouverture du Musée, « c’est principalement au City Museum que nous développons des projets digitaux dont la numérisation du patrimoine. Dans ce sens, nous avons développé – entre autres – l’espace MuseTechLounge accessible hors exposition et dans lequel on présente nos projets. Nous avons également mis en place une application mobile, pour apporter un contenu supplémentaire aux objets exposés, ce qu’on appelle le ‘storytelling’ ».

Des résultats bénéfiques sont attendus en termes de transmission du savoir, d’utilité pédagogique et éducative, d’outils de médiation, d’usages, de contre-usage ou réemploi des ressources stockées, « nos projets digitaux prolongent l’expérience des visiteurs, avant et après la visite d’une exposition. Les nouvelles technologies pour nous sont des outils essentiels pour donner au visiteur une nouvelle découverte du Musée ».

L’avènement des nouvelles technologies a ainsi poussé l’offre culturelle au Grand Duché à se moderniser, au grand dam d’acteurs plus conservateurs qui y voient une entrave à l’exposition physique, « nos projets digitaux sont des compléments et non des remplacements. L’aura d’un objet sera toujours différente dans une exposition réelle. Mais il est impossible pour un musée de ne pas évoluer, se transformer, s’ajuster à la modernité ».

Avec leurs projets digitaux, les Musées de la Ville peuvent étendre les limites physiques de leurs musées. La visite du musée commence avant d’y être physiquement et se poursuit ailleurs. L’usage des nouvelles technologies pousse les instances muséales à repenser la monstration de leurs collections. C’est, au-delà d’une scénographie neuve, une expérience différente de l’exposition qui convainc les visiteurs aguerris et attire de nouveaux publics, toutes générations confondues.

Et s’il subsiste une crainte vis-à-vis des nouvelles technologies, dans certains cas, l’emploi déjà très concluant de ces outils par de nombreux visiteurs prouve que l’avenir de la culture va dans ce sens. Quoi qu’il en soit, les musées seront toujours les garants de la bonne association du réel et du virtuel dans leur expérience muséale. Si tant est que les financements suivent et que les pratiques se démocratisent, le musée 2.0 est en marche, « Notre mission en tant que musée c’est de transmettre l’héritage culturel et historique de la Ville de Luxembourg et le défi pour le futur c’est de trouver les projets digitaux qui iront dans ce sens ».

L’exigence de l’accessibilité

Établir un plan clair de numérisation du patrimoine culturel mérite en amont un questionnement autour des techniques, aménagements, référencements, et des interconnexions entre les ressources stockées. Entre le devoir de mémoire et de préservation, qui sont induits comme des engagements de la part des instances, un autre « obligé » est la diffusion de ces contenus au plus large. L’accessibilité est devenue d’importance capitale dans la conservation du patrimoine culturel. La transformation de la société par le biais d’Internet en un monde ultra-informé, sur-connecté, montre des possibilités qui semblent illimitées. Et l’offre d’accessibilité du patrimoine doit ainsi suivre cette direction.

L’utilisateur de ces données a changé de casquette. Ce n’est plus forcément un universitaire, un intellectuel ou un passionné, il est devenu un quidam, définit par le terme générique d’« internaute ». En effet, avec Internet, la mondialisation ne connaît plus de limite. « Surfer » sur le web est devenu une activité commune et surtout identique pour le monde entier. Tous cherchent sur Google, achètent via Amazon, écoutent iTunes ou regardent YouTube. Nous avons créé, inconsciemment peut-être, une bibliothèque, un shopping, une radio et une télévision internationale…

À l’inverse des générations précédentes, ce qui frappe de nos jours c’est le pouvoir du consommateur internaute et la réclamation de ce pouvoir. En commentant, « likant », interagissant, c’est quasiment lui qui choisit ses programmes. L’effet de mode existe toujours mais ne se décline plus de la même façon. Finalement, une grande exigence dans les contenus est de mise, et ce, à tous les niveaux. Que ce soit dans l’interface de navigation, le contenu ou contenant, son implication sur ceux-ci et bien-sûr l’accessibilité de cet ensemble, l’utilisateur est le premier décideur. Les Flickr, Myspace, SensCritique, YouTube, Dailymotion, Wikipédia, et consorts ont ouvert la voie, reste à leur emboiter le pas dans cette idée d’une numérisation globale du patrimoine.

L’exemple des Musées de la Ville

Petit à petit, les musées en viennent à la technologie pour promouvoir leurs expositions, guider leurs publics dans les collections et sensibiliser les visiteurs à leurs missions. Un processus collectif de monstration s’opère alors, poussant le visiteur à aller au-delà de l’exposition physique. L’accessibilité aux collections sous-terraine est de mise et les usagers des nouvelles technologies muséales peuvent évaluer, s’approprier et devenir contributeur du plan fixé par un musée.

D’ailleurs, comme nous l’expose Line Malané, responsable des collections au Lëtzebuerg City Museum, la numérisation du patrimoine à Luxembourg a déjà commencé, « le City Museum est relativement jeune, nous ne sommes pas un musée centenaire et n’avons pas les mêmes nécessités. Mais déjà en 2004, à mes débuts, je travaillais avec l’avantage d’une base de données digitale ».

Aussi, aux prémices de la numérisation du patrimoine culturel, les Musées de la Ville ne connaissent pas encore de « visiteurs virtuels » de leurs collections, « même si nos collections sont presque toutes digitalisées et si un échantillon est disponible sur notre site web, elles ne sont pas accessibles de l’extérieur ». Homogénéiser et rendre disponible toutes ces informations sont des choix à glisser dans les missions investies par les institutions, « c’est un travail important qui nécessite du temps. Pour l’instant nos Musées n’ont pas les ressources pour mettre en place cette accessibilité ».

Un volet d’action qui reste néanmoins dans l’esprit de tous les acteurs culturels comme un enjeu pour le futur. Pour que ces collections soient accessibles à un niveau européen, voire international, les structures nécessitent de faire appel à d’autres ressources, d’autres compétences, « l’enjeu pour moi est de commencer à regrouper tous les acteurs pour en discuter et établir un plan de travail », précise Line Malané.

D’autant que de nombreuses déclinaisons sont déjà imaginable. Et à l’aube de rendre disponible ces collections en ligne, une résonnance du public va se faire entendre, et pourquoi pas imaginer des formes d’expositions participatives, « C’est tout à fait faisable. La question est de savoir si on veut le faire. Tout dépend de la politique d’exposition de l’institution. Pour moi, ce serait une bonne chose. L’essentiel est de faire participer les gens dans le musée, de ne pas les laisser simplement comme des admirateurs passifs. C’est une très grande opportunité qui va permettre de nouvelles possibilités ».

Pourtant, pour Line Malané, cette « digitalisation » du patrimoine n’est pas à dresser en priorité, « je travaille surtout avec les objets dans la réalité non virtuelle. Je connais l’importance de l’objet en tant que tel, sa matière, son histoire. Il ne faut pas se concentrer essentiellement sur le digital qui est devenu presque une mode. » Ainsi la responsable des collections voit un avenir au musée tel que nous le connaissons, « on dit toujours que la culture est délaissée, mais nous avons les moyens de faire bouger les choses et attirer le public. Je pense qu’on a tous conscience de la valeur de la tradition ».

Dans ce sens, les musées, par l’interaction de leurs visiteurs face à une exposition ou une collection, pourront bientôt sonder les attentes d’un public grandissant. Car c’est aussi l’objet d’une numérisation du patrimoine culturel que de pouvoir montrer à un public plus global – et du coup, à un nouveau public – les fonds d’une institution. Alors, à quand une exposition montée par et pour les visiteurs eux-mêmes ?

Godefroy Gordet
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