Les Frac du Grand Est à l’heure de la coopération interrégionale

Autour d’un projet artistique

d'Lëtzebuerger Land vom 17.05.2019

La création, en 1982, des Fonds régionaux d’art contemporain (Frac), sous le ministère de Jack Lang, répond au besoin de constituer en régions des collections d’« art vivant » et de les rendre accessibles au public à travers des actions de sensibilisation. Un projet pleinement ancré dans la politique culturelle menée en France depuis la fin des années 1950. Le fameux décret fondateur du Ministère d’André Malraux n’entendait-il pas « rendre accessible les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français » ? Cela s’est traduit notamment par la construction de nouveaux équipements en province, dans les principales villes de la nation, comme ce fut le cas des Maisons de la Culture à partir de 1961. La fin de cette même décennie voit les premières Directions régionales des Affaires culturelles (Drac), puis l’instigation de chartes culturelles avec les collectivités territoriales à partir de 1974.

Adoptée le 7 août 2015, la loi sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe) a redessiné la carte et les compétences de chaque collectivité territoriale. Les 22 régions métropolitaines que comptait la France ne sont aujourd’hui plus qu’au nombre de treize. La récente mise en réseau des trois Frac de la région Grand Est a vu émerger en France de nouvelles méthodes de travail. Au terme d’un processus de recrutement ayant associé les équipes des trois Fonds régionaux d’art contemporain du Grand Est, trois directrices ont été nommées pour mettre en œuvre un projet commun : Felizitas Diering au Frac Alsace (Sélestat), Marie Griffay au Frac de Champagne-Ardenne (Reims), et Fanny Gonella au Frac de Lorraine (Metz).

d’Lëtzebuerger Land s’est entretenu avec les trois directrices des Frac de la région Grand Est pour évoquer avec elles les premières orientations de cette aventure ambitieuse

d’Land : Une fois le processus de nomination finalisé, sur quelles bases a débuté la phase collective relative à la mise en réseau des trois Frac du Grand Est ?

Felizitas Diering : Nous avons été recrutées ensemble sur la base d’un projet commun présenté devant un jury. À la suite des prises de poste, les échanges ont commencé par un état des lieux des Frac respectifs, visant à se faire une image plus spécifique des pratiques respectives, des points communs et différences entre ces pratiques. Des rencontres entre les membres des équipes ont été mises en place au fil de l’année, avec les partenaires, les artistes, qui ont permis d’ajuster cette première intention et de la rendre cohérente par rapport aux situations existantes.

Marie Griffay : Ce travail de dialogue et d’ajustement est passionnant car il permet aux idées de départ de se développer et de grandir.

Fanny Gonella : De nombreux échanges entre les directions ont lieu régulièrement, notamment à l’occasion des Regards Croisés, visites des expositions respectives avec deux des directrices ne connaissant pas le contenu de l’exposition et la découvrant au même moment que le public.

Quel est, dans ses grandes lignes, le projet artistique que vous avez proposé de mener dans le cadre de cette nomination ?

FD : Chacune des directions a dû proposer un projet artistique pour le Frac dont elle a la responsabilité. En parallèle, un projet commun a été rédigé autour des axes qui structurent le travail à trois, mais également sur la manière dont le travail en commun peut être structuré au quotidien.

En novembre 2017, directement après la prise de poste mi-septembre 2017, j’avais rédigé une première note du projet artistique Natures, qui a été élaboré plus en détail l’été 20181. Mon projet artistique et culturel pour le Frac Alsace se propose d’étudier et de montrer les relations entre l’art et son écosystème et de questionner la création contemporaine sur son territoire.

Confrontée à une société mondialisée qui véhicule de nombreuses problématiques en lien avec nos environnements de vie – dans leur dimension naturelle, culturelle, sociale et sociétale –, c’est la notion de biodiversité (bios : la vie), entendue au sens large, qui sera central dans le développement du projet artistique et culturel du Frac Alsace. À la fois objet d’étude, de référence et de réflexion dans la construction des projets à venir, le Frac Alsace entend participer – à travers la création contemporaine mais aussi sa collection – à la compréhension du système et des systèmes dans lequel il s’inscrit, et montrer que l’art contemporain apporte, un regard, porte des idées et supporte des réflexions en lien avec son écosystème.

Quelles meilleures notions que celles d’écosystème et de biodiversité pour être le fil conducteur de ce projet et nous permettre de questionner au cours de ces prochaines années, notre action et nos projets en lien et en écho avec l’écosystème dans lequel nous nous inscrivons et dans lequel nous avons une place à jouer ? C’est avec ces premières questions que le projet artistique Nature s’est construit, mais aussi avec le souhait d’assurer une continuité avec grands thèmes des projets artistiques précédents, en particulier « l’environnement et le territoire » développé par Pascal Neveux, et « le corps et le rôle de l’humain dans la société », portée par Olivier Grasser.

MG : S’engager dans la rédaction d’un projet artistique et culturel d’établissement pour un Frac, fort de plus de trente ans d’histoire, demande de définir l’essence particulière, intime, et reconnaissable de l’institution, de comprendre sa signature, pour imaginer, ensuite, son avenir. Le Frac Champagne-Ardenne a su, au fil des décennies, écrire une histoire singulière cohérente et sans cesse renouvelée pour répondre à la question qui a présidé à sa constitution, dès 1983 : comment constituer une collection d’art de maintenant ?

L’arrivée de Catherine Bompuis à la direction du Frac en 1984 a été déterminante dans la création de l’identité de la structure. Cet ambitieux travail de défrichage s’est accompagné dès le début d’une conviction forte qui ne quittera plus le Frac Champagne-Ardenne : le Frac doit être un laboratoire dans lequel l’artiste et l’œuvre sont au centre. Son action a été poursuivie par Laurence Imbernon (1988-1993) qui, en 1990, a accompagné l’installation du Frac dans son lieu actuel : l’ancien Collège des Jésuites de Reims. Le mandat de Nathalie Ergino (1994-2001), placé sous le signe d’invitation aux artistes à créer en région, s’est naturellement inscrit dans une orientation ouverte et généreuse : l’art et la vie. De ces rencontres avec le territoire sont nés quelques-uns des chefs-d’œuvre de la collection, parmi lesquels les œuvres de Raymond Hains (déjà invité par Catherine Bompuis), Chris Burden, Jimmie Durham ou Philippe Ramette. La première exposition de François Quintin (2001-2007) au Frac, Alchimie de la rencontre, a révélé le fil conducteur de son projet artistique : une programmation ouverte aux autres disciplines, notamment la musique, l’art culinaire, les jeux vidéo ou le cinéma. La programmation de Florence Derieux (2008-2016), notamment basée sur une présentation accrue d’expositions monographiques, a pérennisé la présence des artistes en Champagne-Ardenne autour du projet La fête est permanente, référence aà l’artiste Robert Filliou. Je partage avec les cinq premiers directeurs la vision d’un Frac laboratoire, dont la programmation se caractérise par la présence de nombreux artistes français et étrangers invités à découvrir, analyser, construire et déconstruire les récits d’un territoire.

FG : Le projet artistique du 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine s’articule autour de la pluralité. Dans un contexte où la décentralisation se restructure, où ses dynamiques sont réévaluées, le Frac Lorraine se positionne comme une structure révélatrice de la pluralité qui l’entoure. Être à l’écoute des diversités et ne pas se donner d’identité prédéterminée est la stratégie choisie pour se soustraire aux tentatives de classement, de se réinventer au quotidien, ne pas se laisser enfermer dans des raisonnements balisés.

Activer la pluralité nécessite de questionner les canons de l’art contemporain, acceptés comme la norme, mais aussi des hiérarchies visuelles – qui traversent l’ensemble de la société. Elles sont l’expression de normes qui forment notre regard, sur le monde et sur l’autre, et se manifestent aussi bien dans la réalité sociale que dans notre environnement visuel, et donc dans la création artistique actuelle.

Un travail est fait sur l’identification de modèles qui nous influencent, sur l’identification de sources de connaissance patriarcales pour, en contre-point, mettre en lumière la manière dont notre expérience donne forme à notre regard, à notre point de vue. L’intention est de s’éloigner de la perspective moderniste et son point de vue idéal, aussi bien au sens littéral qu’au sens symbolique, pour rappeler que la multitude est la base de l’expérience en commun. Le Frac n’est pas fait par une personne pour un seul type de public. Dans cette perspective, la prise en compte des minorités sociales (femmes, migrants, analphabètes, ou publics en situation de détresse) dans le travail au quotidien est considérée comme essentielle. Il s’agit donc de permettre à des publics de tous horizons de trouver leur place face aux contenus discutés dans les différents projets du Frac, mais surtout de leur permettre de participer aux conversations et de faire face, avec leur expérience, aux œuvres que nous leur proposons. Le programme artistique propose une réflexion sur les liens entre capitalisme, émotions et communauté ; la diffusion de la collection résonne des histoires liées au territoire lorrain ; la médiation n’est pas seulement thématique, mais pensée en termes cognitifs pour interroger notre manière de regarder à plusieurs.

Ce modèle coopératif a-t-il été mené ailleurs qu’en France, et l’avez-vous déjà expérimenté au cours de votre parcours professionnel antérieur ?

MG : De telles collaborations sont en discussion ailleurs en France. Les trois Frac de la région Nouvelle-Aquitaine – Frac Aquitaine, Frac-Artothèque du Limousin et Frac Poitou-Charentes – sont en discussion pour développer un réseau sur une base qui ressemble à ce qui se passe dans le Grand-Est.

FD : Dans mon travail précédent, directrice du projet transfrontalier Regionale, j’avais travaillé avec seize structures d’art contemporain, sur la base des décisions collectives avec les membres qui construisent ensemble le projet avec leurs expositions et projets individuels et un engagement et une stratégie collective.

FG : Lorsque je travaillais à Brême, les directeurs des institutions culturelles liées à l’art contemporain avaient créé un cercle de travail pour s’informer en amont des projets respectifs, se soutenir mutuellement et travailler ensemble à rendre l’art contemporain plus visible à l’échelle de la ville. Cela était très utile, mais aussi convivial. Il n’y avait cependant pas de travail quotidien en commun.

Comment ce modèle coopératif se traduit-il concrètement dans vos pratiques professionnelles ?

(Réponse commune aux trois directrices) Ce modèle coopératif se traduit sur plusieurs plans ; il impacte à la fois nos pratiques professionnelles et notre projet artistique. Les équipes de chaque Frac se rencontrent régulièrement, par pôle et sur des sujets spécifiques, pour construire ensemble les projets communs. Nous invitons aussi des personnalités extérieures à se rendre dans chacun des Frac autour d’un projet. En 2018, la commissaire et critique Sonia Recasens a étudié la présence des artistes femmes dans les trois collections afin d’écrire un texte critique et de réaliser une exposition au Palais du Tau à Reims, intitulée Citoyennes paradoxales rassemblant des œuvres du Frac Alsace, du Frac Champagne-Ardenne et du Frac Lorraine.

De cette configuration est aussi né le désir partagé de s’engager pour les artistes du territoire et de concevoir des projets avec ces acteurs essentiels de l’écosystème artistique dont nous faisons partie. Dans cette dynamique, en 2019, le Frac Champagne-Ardenne modifie son parcours de visite pour consacrer l’une de ses salles à la présentation permanente d’art vidéo, entièrement dédiée une fois par an aux artistes liés au territoire du Grand Est. Le Frac Lorraine consacre quant à lui une salle à la création artistique issue du Grand Est et invite à découvrir le travail d’un ou d’une artiste le temps d’une exposition, sur une proposition, en alternance, d’une des directrices d’un des Frac du Grand Est. Le projet s’appuie sur une pluralité de points de vue pour témoigner de la diversité des pratiques artistiques actuelles. L’exposition collective de l’été 2019 du Frac Alsace regroupe des artistes de la région transfrontalière autour de la thématique Earth et questionnera la notion de « région » par rapport au monde globalisé, démultipliant les flux, réduisant les distances géographiques.

Toutes ces propositions sont rendues possibles par notre travail collaboratif au quotidien, qui nous permet de partager le fruit de nos prospections respectives sur le territoire pour nourrir ce travail de recherche avec les artistes de la région Grand Est.

1 http ://www.frac.culture-alsace.org/projet-artistique.

Cet entretien a été mené par écrit.

Loïc Millot
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