Face à un public de notables locaux, le géopoliticien François Heisbourg a disserté sur les limites et conditions de la souveraineté du Luxembourg à l’ère de la mondialisation. Il en a profité pour placer quelques messages sur les liaisons chinoises, le Srel et le « space mining »

La souris qui rugissait

d'Lëtzebuerger Land vom 24.09.2021

Les nouveaux mots d’ordre Quand un ponte du complexe militaro-industriel français s’adresse à un auditoire de notables luxembourgeois, cela promet quelques petites phrases croustillantes. François Heisbourg n’aura pas déçu. Avec une désinvolture d’ancien énarque, il a profité de l’invitation de l’Institut grand-ducal pour placer quelques messages et donner les nouveaux mots d’ordre. Les liaisons économiques avec la Chine : Il faudra s’adapter à la nouvelle « mondialisation bipolaire » et choisir son camp, ou alors risquer de se faire « rattraper par la patrouille ». Les engagements financiers vis-à-vis de l’Otan : Tripler les dépenses militaires permettra de « s’acheter de la bienveillance ». Les services secrets : Un moyen de « profiter de la rente de situation locale » qu’offre la place financière. Le « space mining » : Les puissances spatiales établies auraient trouvé cela « d’un très, très mauvais goût ».

Fils d’un ambassadeur luxembourgeois, de nationalité française par sa mère, François Heisbourg a passé l’entièreté de sa carrière dans les hautes sphères de la Défense. Son parcours professionnel est assez typique d’une certaine noblesse d’État française. Après des études à Sciences Po et à l’Ena, le jeune Heisbourg intègre la carrière diplomatique. En 1981, à l’âge de 32 ans, il devient conseiller dans le cabinet du sulfureux ministre socialiste de la Défense, Charles Hernu. Trois ans plus tard, Heisbourg se reconvertit dans le privé et se met au service de l’industrie de l’armement française (Thomson-CSF, Matra Défense Espace). Par la suite, il présidera plusieurs think tanks géopolitiques, dont le prestigieux International Institute for Strategic Studies à Londres. Dès l’été 2016, Heisbourg a eu l’intelligence de miser sur le futur vainqueur à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron. Auteur de livres grand public (il en publie quasiment un par an), le géopoliticien est un bon client de la presse internationale, régulièrement cité par le New York Times, la Zeit et Le Monde.

Au Luxembourg, où il a vécu jusqu’à l’âge de neuf ans et dont il a recouvré la nationalité après l’entrée en vigueur de la loi de 2008, Heisbourg reste relativement peu connu ; la salle au sous-sol de la Chambre de commerce restait clairsemée ce lundi. Ce fut l’ancien establishment, celui du patronat (Michel Wurth), de la technostructure européenne (Yves Mersch), du lobby bancaire (Jean-Jacques Rommes), du parti libéral (Colette Flesch) ou du catholicisme social (Robert Urbé), qui était venu écouter l’ancien haut fonctionnaire français disserter sur le thème : « Que signifie la souveraineté pour un petit pays membre de l’UE à l’ère de la mondialisation ? Quelles en sont les conditions ? Dilemmes et choix pour le Luxembourg ». Ce fut la cinquième conférence d’un cycle, jusque-là plutôt décevant (page 10), organisé par l’Institut grand-ducal (Section sciences morales et politiques) sur les « stratégies d’adaptation à la petite taille du Luxembourg ».

Liaisons dangereuses Lorsqu’à la fin de la conférence, le professeur en droit bancaire et financier à l’Uni.lu, André Prüm, voulait savoir si la « petite ouverture un peu opportuniste », par laquelle le Grand-Duché avait réussi à attirer sept banques chinoises, sera encore viable à l’avenir, Heisbourg donna une réponse « assez brutale » : « Cela ne peut pas être une politique au long cours. Comme politique à court-terme, oui : Le Luxembourg est assez petit pour opérer sous le radar. Mais quand la patrouille vous rattrape, ça peut quand même devenir diablement désagréable. […] C’est la géopolitique de la mondialisation nouvelle manière, et le Luxembourg n’y échappera pas. »

Le ministre de l’Économie, Franz Fayot, avait dû en faire l’expérience l’été dernier quand il fut forcé d’annuler en dernière minute le contrat que Post Group s’apprêtait à signer avec Huawei pour la fourniture en équipement 5G (d’Land du 14 août 2020). Les pressions exercées par Washington et la Commission européenne avaient été devenues telles que le ministre n’eut d’autre choix que de risquer l’incident diplomatique avec Pékin. Depuis 1979, le Luxembourg fait la cour à la Chine, en se vendant comme pays sans ambitions géostratégiques, inoffensif et serviable ; une porte idéale pour entrer sur le marché européen. Le go-between se retrouve aujourd’hui dans une situation inconfortable, voire vulnérable.

Alors que le capital chinois s’est récemment assuré des entrées dans plusieurs firmes systémiques (Cargolux en 2014, Bil et Encevo en 2018), la nouvelle polarisation géopolitique arrive à un moment particulièrement importun. En mars dernier, Franz Fayot déclarait au Land que le gouvernement aurait atteint un autre degré de « maturité de réflexion sur la stratégie chinoise » : « Il faudra peut-être faire un peu plus attention à ce qu’on fait avec nos partenaires chinois dans certains axes stratégiques ». Pour Heisbourg, la mondialisation géopolitiquement neutre appartiendrait au monde de hier : « Je ne suis pas sûr que, dans cinq ans, on verra encore dans un même immeuble Amazon et Huawei [au 13, rue Edward Steichen]. » Cette polarisation mettrait surtout les petits pays, spécialisés dans la finance, devant de grands défis. Le Grand-Duché n’aurait finalement pas le choix. Il pourrait tout au plus mener « quelques batailles d’arrière-garde sur le thème de la défense du secret bancaire des dentistes belges, mais ça finira de la même façon ; la messe est dite », sermonnait Heisbourg.

« Chi va piano » Faisant une brève allusion au dumping fiscal, l’ancien diplomate estima que « certaines spécialisations peuvent poser de très sérieux problèmes lorsque l’écosystème les rejette ». Et de recommander la prudence : « On suit le slogan de Deng Xiaoping : On cache son brillant et on mène les affaires ; mais ça suppose qu’on ne fasse pas de bêtises. » De la politique économique dans le domaine spatial, Heisbourg semble surtout retenir le volet militaire. Il a fait l’éloge de la « kyrielle de PME très astucieuses, très intelligentes » notamment actives dans « la connaissance de la planète », c’est-à-dire « le recueil d’informations privilégiées », c’est-à-dire « le renseignement, pour parler poliment ».

Quant au « space mining », il risquerait de coûter cher en termes politiques : « Il y a quelque temps, un ministre luxembourgeois avait cru devoir expliquer quel était l’état de droit en matière de propriété des corps célestes. Les puissances spatiales établies avaient trouvé ça d’un très, très mauvais goût ». Car leurs intérêts ne se recouperaient pas avec ceux de « tel ou tel milliardaire » qui aurait fait « un peu de lobbying du côté luxembourgeois ». Il vaudrait mieux faire preuve de retenue dans la communication autour des nouvelles niches, « chi va piano, va sano ».

Barbouzes François Heisbourg a profité de son passage au Luxembourg pour faire un plaidoyer en faveur des services secrets. Situé au « carrefour de la mondialisation » et ayant « des actifs à protéger », l’État luxembourgeois serait quasiment obligé d’étoffer ses services de renseignement : « Il faut le faire pour avoir du grain à moudre, pour être crédible par rapport à nos partenaires étrangers. Précisément parce que nous sommes une plaque-tournante, nous disposons de données dont eux ne disposent pas aussi facilement ». Des investissements dans les services secrets, « ça peut rapporter gros ». Un État pourrait puiser dans « cette rente de situation locale », pour obtenir, de la part de ses alliés, des « concessions » dans des « domaines connexes », par exemple « un contentieux de nature fiscale ou bancaire » : « Des choses qui peuvent s’arranger lorsqu’on le veut, mais il faut créer les conditions pour le vouloir ».

Avec une belle nonchalance, le conférencier passait sur les expériences « désagréables » que le Srel avait fait passer au gouvernement luxembourgeois : « Bon, le Luxembourg a un peu pâti. Ça n’a pas été formidable… Mais, comme dirait l’autre, avec les services de renseignement, c’est le genre de chose qui peut arriver ». Alors que l’affaire Srel avait plongé le pays dans une crise institutionnelle qui signa la fin de l’hégémonie centenaire du CSV, Heisbourg estima que dans la communauté internationale du renseignement, « ça ne portait pas grande conséquence » : « Personne ne comptait sur le Luxembourg pour des renseignements. Je ne suis pas sûr qu’on lui en confiait beaucoup par ailleurs. »

À partir de 2006, le renforcement de l’intelligence économique au sein du Srel avait déclenché une spirale délétère : missions économiques parallèles, emmêlés avec des oligarques russes, confusion entre intérêts privés et publics. Mené par des agents survoltés, le grand jeu tourna court. Il paraît peu probable que les banques ou Big Four cherchent activement une collaboration avec le Srel. Surtout que le Luxembourg apparaît d’ores et déjà comme un nid d’espions, les services de renseignement étrangers traitant la place financière comme une gigantesque mine d’informations.

En mars 2013, Heisbourg avait été invité comme expert par la Commission d’enquête sur le Srel pour expliquer aux députés le besoin de maintenir un service de renseignement : Si le Luxembourg ne voulait finir isolé, il serait forcé de jouer le jeu. Car « le renseignement ne se partage pas, ça s’échange, en tout petit comité ». Or, face à la commission d’enquête parlementaire, Heisbourg se disait « très réservé » quant à « l’intelligence économique », un concept qu’il estimait trop flou : Les « limiers » se retrouveraient vite en « situation de tentation » et risqueraient de commettre un « délit d’initié ». Or, le renseignement économique ne lui poserait pas de problème, dès lors qu’il s’agirait de veiller à la défense des intérêts de l’État et de la société, par exemple pour savoir si « telle ou telle fiduciaire » se livre à des activités « pouvant affecter l’image et les intérêts économiques du pays. »

Le renard qui glapit Alors que le juriste Patrick Kinsch avait introduit la conférence par le constat qu’en matière de défense, la petite taille « n’a rien d’enviable », Heisbourg prit soin de ne pas trop froisser son public. « L’éléphant n’est pas plus souverain que la souris », et la petite taille « pas un désavantage en soi » : « Qui est le plus puissant, qui est le plus souverain ? Est-ce Singapore avec ses six millions d’habitants ou l’Indonésie avec ses 270 millions d’habitants ? » Voilà ce qu’on aime entendre au Luxembourg où la référence singapourienne a toujours été fort appréciée dans les milieux financiers (d’Land du 8 novembre 2019). Mais Heisbourg a également rappelé que « la souris ne peut pas faire semblant de faire ce que fait l’éléphant ». La petite taille rendrait ainsi très risqué un certain nombre de comportements, à commencer par « les coups de dés ». Les Qataris « qui se mêlaient de tout ce qui les regardait et de tout ce qui ne les regardait pas » l’auraient appris à leurs dépens en 2017, lorsque l’Arabie saoudite « a sifflé la fin de la partie » en imposant un embargo sur le petit émirat.

Mais Heisbourg rappela que son statut d’État membre de l’UE protégeait dans une large mesure le Grand-Duché : « Le recours à la force et même le soupçon de recours à la force est exclu. » Malgré ses différends fiscaux avec la France, le Luxembourg n’aurait ainsi jamais subi « le traitement de Monaco ». En octobre 1962, le général de Gaulle avait décrété le blocus de la Principauté, où quelque 2 000 sociétés françaises s’étaient installées pour éluder l’impôt. Des barrages furent installés aux entrées de la ville, « pas besoin de chars, il a suffi de deux, trois voitures de police et le tour était joué ».

Bernard Thomas
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