Hisae Ikenaga remporte le prix Leap avec des œuvres qui flirtent entre le design, l’artisanat et l’architecture

Le formel dans l’informel

d'Lëtzebuerger Land du 20.11.2020

En 1925, le designer Marcel Breuer, s’inspirant de l’industrie cycliste, a utilisé des tubes métalliques courbés pour réaliser sa chaise Wassily : un matériau léger, peu coûteux, d’un assemblage aisé et facile à reproduire. Près de cent ans plus tard, Hisae Ikenaga (née à Mexico en 1977, vit et travaille à Luxembourg) met en scène ce même matériau dans des installations sculpturales qui lui ont valu de remporter samedi dernier le prix Leap (Luxembourg Encouragement for Artists Prize). Avec ces matériaux manufacturés, l’artiste construit une œuvre qui s’éloigne de leur finalité première (table, chaise, étagère) pour connaître une nouvelle vie. Et la vie s’infiltre dans l’austérité industrielle, comme une trace de passage, comme un souvenir d’une action passée : ici un trousseau de clés, là une canne ou des gants de vaisselle…

Les œuvres les plus récentes, la série Shelves, vont plus loin dans l’appropriation du domaine industriel avec des moulages réalisés en grès émaillés. La tubulure chromée prend alors des allures fragiles, les objets usuels perdent leur fonction (les verres sont coupés en deux, les tuyaux repliés sur eux-mêmes…) pour devenir poésie et délicatesse. Il y a une dose d’humour et d’ironie dans ce travail où les objets du quotidien sont détournés non seulement pour leur valeur formelle (presque architecturale), mais pour leur symbolique et leur puissance évocatrice. Hisae Ikenaga nous parle ici de la diversité du travail humain entre production industrielle et artisanale dans une approche très cohérente et moins minimaliste qu’il n’y paraît.

La sélection des artistes finalistes du Leap montre à quel point l’art contemporain, au Luxembourg plus encore qu’ailleurs, a pris des dimensions internationales. Les artistes présents sont tous luxembourgo-quelque-chose, voyagent de résidences en ateliers et s’appuient sur des expériences et des influences multiculturelles.

L’exposition commence avec le duo Baltzer & Bisagno composé du Franco-Luxembourgeois Bruno Baltzer et de l’Italo-Allemande Leonora Bisagno. Depuis plusieurs années qu’ils travaillent ensemble, les artistes se basent, de manière assez conceptuelle, sur des événements politiques ou sociaux de l’actualité ou du passé, en lien avec le lieu où ils travaillent. La grande photo Si je me souviens est ainsi réalisée à Montréal, gravée sur un dépôt de neige, et fait écho à la devise du Québec en lui apportant un conditionnel pour en pointer les limites. Le détournement s’avère le levier privilégié du duo : les empreintes du lanceur d’alertes Antoine Deltour sont imprimées en « Vieux Luxembourg » dans une faïence de Villeroy & Boch (Les pieds dans le plat), les couleurs anarchistes occupent un coussin hydraulique servant aux machines qui extraient le marbre des carrières de Carrare… Des grands gestes parfois ou des résultats modestes qui subvertissent les logiques de l’ordre établi.

C’est un tout autre geste que Nina Tomàs (franco-luxembourgeoise) nous donne à voir dans ses peintures et ses installations. Elle y joue avec les systèmes imbriqués les uns dans les autres : là les problématiques écologiques, puis économiques ou historiques, plus loin les questions identitaires, communautaires. Ses figures peintes ou dessinées de manière minutieuse et précise sont issues de ses souvenirs et de ses rencontres, notamment lors de voyages. L’artiste met en regard ces personnages avec des symboles qui tiennent du rêve ou de la mythologie. Une dimension spirituelle s’ajoute aux questionnements sociétaux : les gestes maintes fois répétés - tailler les crayons, trouer la toile, dessiner un motif - en deviennent méditatifs, vides de conscience.

Enfin, la luxo-néerlandaise Suzan Noesen, travaille divers médias et matériaux autour des questions de mouvement et du rôle l’esthétique dans le contexte social. Elle choisit parfois la vidéo comme dans le très sensible Four Hands où les mains d’une jeune femme et d’une femme (très) âgée sont filmées dans leur quotidien, parfois la photographie, ici The Servant où l’artiste semble figée dans son travail créatif ou la peinture, DEBEST (Squatting kit), un jeu de transparence sur voiles et nylons en décalage avec le mobilier dur qui y est présenté. Ses installations sont mouvantes, changeantes, invitent le public à s’y plonger physiquement. Ainsi dans la projection
Threshold, des personnages apparaissent du noir pour disparaître dans la lumière. Une façon furtive d’être au monde, comme le souvenir d’un rêve qui s’efface au réveil.

Exposition à voir aux Rotondes jusqu’au 29 novembre

France Clarinval
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