L’inflation constatée ces derniers mois pourrait durer selon l’OCDE.
Les banques centrales commencent à y croire. De quoi annoncer un nouveau cycle ?

Rebond confirmé

d'Lëtzebuerger Land vom 01.10.2021

Cette fois c’est du sérieux. Annoncé depuis plusieurs années, mais jamais réellement concrétisé, le rebond de l’inflation est désormais avéré. Les consommateurs s’en rendent parfaitement compte en faisant leurs courses, en passant à la pompe et en examinant leurs factures. L’OCDE a fini par s’en émouvoir dans la dernière livraison de ses Perspectives économiques publiées le 21 septembre. Selon l’organisation basée à Paris, la hausse des prix, tout en restant modérée, s’établira dès cette année et en 2022 « à un niveau tout de même supérieur aux taux observés avant la pandémie ». Face à cela, les banques centrales restent attentistes, car la hausse de leurs taux d’intérêt directeurs pourrait avoir des conséquences délétères sur la finance mondiale.

Après plusieurs alertes au cours des années récentes, l’inflation (mesurée par la hausse des prix à la consommation) est depuis plusieurs mois poussée par l’augmentation des prix des matières premières, la vigoureuse reprise de la demande des consommateurs face à une offre soumise à de fortes tensions et par le rattrapage des prix dans certains secteurs, après les baisses enregistrées au cours des premiers mois de la pandémie. Dans les pays du G20, qui ont connu une inflation moyenne de 2,7 pour cent en 2020, les prévisions pour 2021 et 2022 sont respectivement de 3,7 et de 3,9 pour cent. Elles ont été revues à la hausse depuis la précédente édition des Perspectives économiques en mai 2021. Le niveau général des prix a été très impacté par les hausses observées dans les coûts de transport et les prix des matières premières, qui « expliquent l’essentiel du raffermissement de l’inflation au cours de l’année écoulée, et devraient sans doute perdurer pendant une bonne partie de l’année 2022 ». À cela pourraient s’ajouter « un rattrapage de la demande par les consommateurs plus vigoureux que prévu », et un délai plus important « pour venir à bout des pénuries du côté de l’offre ».

L’OCDE apporte toutefois deux bémols. D’une part les pays sont très inégalement frappés : l’inflation prévue en 2021 est nettement supérieure à celle connue en 2020 aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et dans certaines économies émergentes, mais la hausse des prix reste contenue dans de nombreuses autres économies avancées, en particulier en Europe (dans la zone euro elle devrait être de 2,1 pour cent) et en Asie. D’autre part, surtout dans les pays avancés, l’inflation sous-jacente, obtenue en déduisant les prix de l’alimentation et de l’énergie, reste à un niveau comparable à celui observé avant la pandémie. Dans ces économies, des hausses de prix ont néanmoins été constatées dans les secteurs de biens durables comme l’automobile avec une demande supérieure à l’offre, mais aussi dans certaines activités de services impliquant une présence physique.

L’OCDE reconnaît tout de même que les prévisions pourraient être revues à la hausse sous l’effet de deux facteurs qui s’ajouteraient à ceux déjà recensés. Le premier touche aux anticipations inflationnistes « qui restent bien ancrées ». Elles ont un effet auto-réalisateur bien connu : il suffit que les agents économiques croient au retour de l’inflation pour qu’ils adoptent des comportements (demande anticipée par exemple) qui vont précisément accélérer la hausse des prix. Le second facteur concerne les charges de personnel, qui pèsent de très loin le plus lourd dans les coûts de production : 50 à 80 pour cent de la valeur ajoutée selon les secteurs. L’augmentation des rémunérations a été très modérée au cours des années récentes, au grand dam des syndicats de salariés. Mais les choses pourraient rapidement changer. Les revendications salariales seront naturellement alimentées par la hausse des prix à la consommation qui rogne le pouvoir d’achat. Elles seront aussi la conséquence des difficultés de recrutement qui frappent certains secteurs. Selon le rapport, « on observe dès à présent des augmentations salariales significatives dans certaines des activités nécessitant une présence physique qui ont redémarré, notamment les loisirs et l’hébergement ». Des signes de pénurie de main-d’œuvre sont également apparus en Amérique du Nord et en Europe, au détriment des petites entreprises et des secteurs dépendant d’une main-d’œuvre saisonnière ou frontalière.

Jusqu’au début de l’été, les banques centrales avaient tendance à considérer, comme elles le font depuis des années, la hausse de l’inflation comme ponctuelle et temporaire. Les chiffres leur donnaient raison : ainsi les prix n’ont augmenté que de 0,3 pour cent dans la zone euro en 2020. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, ils ont progressé respectivement de 0,9 et 1,2 pour cent l’année dernière tandis qu’ils n’ont pas augmenté au Japon. De nombreux signes montrent tout de même que les banques centrales sont en train d’évoluer dans leur appréciation de la situation, surtout aux États-Unis où la hausse des prix en rythme annuel s’est hissée à plus de cinq pour cent pendant l’été. Mais l’OCDE se garde bien de leur donner des conseils précis pour sortir des politiques monétaires accommodantes en vigueur depuis 2015, estimant avec force circonlocutions qu’il faut « des orientations claires sur la période de tolérance d’un dépassement éventuel de l’inflation, et sur son ampleur, ainsi que sur les conditions dans lesquelles le calendrier et la séquence des mesures de normalisation de la politique monétaire seront finalement prises ».

Le 22 septembre, le comité monétaire de la Fed a décidé d’attendre encore un peu avant l’annonce d’une réduction graduelle de ses achats mensuels de 80 milliards de dollars d’obligations du Trésor et de 40 milliards de dollars de titres gagés sur des créances immobilières, un dispositif en place depuis mars 2020. Son abandon, qui ne pourrait débuter qu’en novembre voire décembre 2021 serait étalé sur plusieurs mois et constituerait la première étape vers un relèvement des taux directeurs, sans doute pas avant un an. L’attentisme de la Fed peut aussi s’expliquer par les craintes d’un possible ralentissement de la croissance en Chine, sous l’effet de la crise de surendettement du secteur immobilier. La baisse de la demande chinoise soulagerait la pression inflationniste mais pèserait aussi sur les exportations américaines, repoussant la date du retrait du soutien exceptionnel de la Fed à l’économie.

En Europe début septembre, la présidente de la BCE Christine Lagarde a annoncé que les prochaines décisions importantes de la BCE seraient reportées à décembre. Elle a annoncé un petit « recalibrage » des achats d’obligations dans le cadre du programme d’urgence contre la pandémie (PEPP) mais s’est bien gardée d’évoquer une modification des taux directeurs, que les experts ne voient pas arriver avant 2024 ! Elle n’a pas non plus parlé de « tapering » c’est-à-dire d’une réduction des achats d’actifs, car même très limitée, elle pourrait provoquer de graves turbulences. Sur le plan macro-économique elle se traduirait par une diminution de la création monétaire et par une remontée des taux d’intérêt qui impacterait fortement les marchés financiers. Mardi, lors du ECB Forum, Christine Lagarde a prudemment rappelé la nécessité d’atteindre durablement la cible inflationniste de deux pour cent avant de toucher aux taux.

C’est le marché des obligations qui serait le plus touché, avec une baisse du cours des titres en circulation dont le rendement deviendrait moins avantageux. La hausse des taux pourrait provoquer un « krach obligataire » (le dernier remonte à 1994). Début janvier, alors que le rendement de l’obligation d’État américaine à dix ans (un indicateur-clé) était de 1,13 pour cent, un expert de la banque suisse Mirabaud, qui prévoyait une hausse imminente, estimait qu’à partir de 1,50 pour cent, « la thématique du krach obligataire allait revenir sur la table ». En mars il est pourtant monté jusqu’à 1,74 pour cent sans effet notable avant de redescendre. Mais depuis début août, où il était retombé sous la barre des 1,18 pour cent, il n’a cessé d’augmenter pour atteindre 1,55 pour cent fin septembre, en raison des anticipations inflationnistes qui se sont réveillées dans le courant de l’été.

Les marchés d’actions subiraient également un choc dont l’amplitude est difficile à déterminer : la hausse des prix grignote les plus-values de cession et la hausse des taux pénalise les entreprises qui veulent investir. Les marchés actions n’ont d’ailleurs jamais aimé l’inflation. Pendant les Trente Glorieuses, une période de forte croissance accompagnée d’une hausse des prix soutenue, les bourses n’ont pas particulièrement performé. Le Dow Jones avait franchi la barre des 500 points en mars 1956. Il a fallu attendre 16 ans et demi (novembre 1972) pour qu’il passe celle des mille points. C’est seulement à la fin des années 80, avec l’éradication de l’inflation dans les pays développés, qu’a commencé l’âge d’or des marchés actions. En ce début d’automne 2021 ils redoutent surtout que la trajectoire haussière de long terme des prix de l’énergie (pétrole et gaz notamment) pénalise la croissance économique dans les pays développés pendant l’hiver. Pour Christopher Dembik, de Saxo Banque, « le risque est élevé que la hausse continue du prix des matières premières conduise à un repli des marchés actions ».

Matières premières et transport maritime

En juillet et août 2021, les prix mondiaux des matières premières étaient supérieurs de 55 pour cent environ à leur niveau de l’été 2020. Les cours du pétrole ont retrouvé leur niveau pré-pandémie, les prix des métaux se sont envolés en raison de la vigueur de la reprise (notamment en Chine) et les prix alimentaires mondiaux ont atteint leur plus haut niveau de la décennie, car à la forte demande se sont ajoutées des perturbations de la production liées aux conditions météorologiques dans certaines grandes économies exportatrices de denrées alimentaires.

Par ailleurs les prix du transport maritime étaient, début septembre, de deux à trois fois plus élevés qu’un an plus tôt, portés par la vigueur de la demande de biens de consommation et des problèmes logistiques : rareté des conteneurs et des navires disponibles, fonctionnement des ports. Le renchérissement des matières premières et du transport maritime est la principale cause de la hausse des prix observée en 2021, « ces effets étant probablement appelés à durer » selon l’OCDE.

Georges Canto
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