Langue française

Voltaire vs. Bill Gates

d'Lëtzebuerger Land vom 21.06.2001

« Je ne vais quand même pas apprendre la langue de ma femme de ménage ! » se serait exclamé un élève interpellé par sa professeure de français. Pour anecdotique qu'il soit, cet épisode banal d'une vie de lycée dit cruellement ce que les enseignants de français constatent depuis quelque temps déjà dans leurs cours : le français est en perte de vitesse, probablement aussi parce que la langue a perdu en prestige. Les enseignants sont conscients de cette situation depuis longtemps, mais elle n'est devenue publique qu'avec le débat sur la réforme prévue de la grille horaire du cycle supérieur dans l'enseignement secondaire classique. 

Une réforme avec laquelle le français perdrait de nombreuses heures de cours, jusqu'à cinq leçons hebdomadaires entre la IVe et la IIe, les professeurs parlent même d'une véritable  « saignée ». L'association des professeurs de français du Grand-Duché de Luxembourg (APFL) cherche donc, depuis que la première ébauche de la grille réformée circule, à attirer l'attention publique sur le sort de leur langue et demandent à la ministre de « reconsidérer le statut des langues en général et du français en particulier » et de « faire modifier la grille horaire proposée ». 

« Je crois que nous avons vraiment de bons arguments, » estime, pour sa part, le président de l'AFPL, Jean-Claude Frisch. Car la maîtrise du français est non-seulement indispensable pour entrer dans n'importe quelle université française ou belge, mais aussi pour se lancer sur le marché de l'emploi, où les patrons demandent des capacités de rédaction et d'expression quasi parfaites. Or, tel ne serait plus forcément le cas, à en croire les échos des patrons aussi bien que des enseignants des lycées. Si la ministre de l'Éducation nationale, Anne Brasseur (PDL), rappelle dans sa circulaire de printemps « avec insistance que les dispositions du plan d'études concernant l'utilisation de la langue d'enseignement doivent être respectées, » ce n'est qu'un indice de plus de la gravité de la situation. 

En effet, les enseignants de tous les autres cours - sciences naturelles, mathématiques, histoire etc. - parleraient de plus en plus naturellement le luxembourgeois en classe afin d'expliquer plus simplement leur matière. Or, l'apprentissage d'une langue se fait aussi dans ces branches-là, en l'utilisant pour s'exprimer et, quelque part aussi pour penser - qu'il s'agisse de l'allemand au primaire, en cycle inférieur du classique et dans l'enseignement technique ou du français en cycle supérieur. Il s'avère que cet appel ministériel pour le respect de la langue véhiculaire prescrite au primaire vaut tout autant pour l'enseignement secondaire. 

« Nous ne savons plus ce qu'on attend de nous, » constate Jean-Claude Frisch, qui exige un éclaircissement de la part du ministère. Que doit l'enseignement du français ? Inculquer une érudition à toute épreuve pour faire de l'élève un « honnête homme » dans le sens classique, un peu poussiéreux, du terme ? Lui apprendre les finesses de la littérature, des tournures précieuses et les détails du plus-que-parfait du subjonctif ? Ou est-ce qu'il suffira qu'il sache s'exprimer correctement et rédiger un texte - demande d'emploi, rapport, lettre - sans  fautes ? 

« Pour le professeur la correction des rédactions a tourné au cauchemar, d'ailleurs, il ne s'agit plus de corrections, il s'agit de réécriture, » constata, amer, Jean Kerger, lors de la journée de réflexion sur l'enseignement du français que l'AFPL avait organisée le 28 janvier de cette année. Pour lui, les enseignants de tous les niveaux sont trop ambitieux, les programmes trop lourds, les élèves n'auraient plus le temps de répéter et de consolider leurs savoirs. Au primaire, l'expression orale a pris les devants, les élèves arrivent désinhibés en septième, mais c'est là que le désastre commence, le français comptabilisant, toujours selon Jean Kerger, le plus grand nombre de notes insuffisantes. Sans examen de passage, les enseignants auraient du mal à connaître le niveau que leurs élèves ont atteint en six années d'enseignement primaire, des classes très hétérogènes ne seraient pas là pour faciliter la tâche. Selon les professeurs de français, ce handicap de l'hétérogénéité des classes vaudrait davantage encore pour l'enseignement technique, où les élèves romanophones ont des facilités en français que les Luxembourgeois ont du mal à rattraper.

Dans une lettre ouverte adressée le 18 mai dernier à la ministre, l'AFPL met en garde : « Si le français cesse d'être bien maîtrisé par la plupart des Luxembourgeois et perd ainsi son statut de langue de communication pour devenir une langue réservée à une élite, on voit déjà se profiler à l'horizon le risque d'un véritable clivage social. » 

À y regarder de plus près, ce clivage se situerait actuellement à deux niveaux, tout en haut - à la Cour grand-ducale, on parle français - et en bas de l'échelle sociale. Même si la nouvelle vague d'immigrés, venus de Yougoslavie, a un penchant plus naturel pour l'emploi de l'allemand, le français comme langue véhiculaire est aujourd'hui encore prioritairement associé aux enfants d'immigrés portugais ou aux travailleurs frontaliers, alors que seule la maîtrise du luxembourgeois ouvre les portes de ce territoire réservé et ultra-privilégié sur le marché de l'emploi qu'est la fonction publique. Et, si le projet de loi Frieden sur la naturalisation était adopté, même à la nationalité. Or, jusqu'à nouvel ordre, le français est une des trois langues officielles du Grand-Duché ; la renaissance de la langue luxembourgeoise et de tout le folklore identitaire dont elle s'entoure est certainement aussi pour beaucoup dans la perte de vitesse de la langue de Molière.

Même si la France est, elle aussi, un peu responsable de son malheur. Car, le 28 janvier toujours, les enseignants de français constataient aussi que « la régression de la francophilie est due, au moins en grande partie, à l'impact économique, médiatique et culturel de l'Allemagne, et, plus récemment, des pays anglophones. » Car le Luxembourg a beau se vanter de son multilinguisme, de s'encenser lors de cette Année européenne des langues et autre Sommets de la francophonie, il n'en reste pas moins que le français demeure une langue étrangère. Le considérer comme tel réduirait peut-être l'appréhension des élèves et faciliterait son apprentissage.

Le Concorde s'est écrasé, le minitel a perdu contre Internet et le cinéma d'action amerloque l'emporte largement sur les éternelles pièces de théâtre de Molière ou de Marivaux que programment les maisons luxembourgeoises. L'Hexagone a beaucoup de mal à rester attractif pour les jeunes si en face, les jeux vidéo, les chats sur Internet ou le rap utilisent tout naturellement l'anglais comme lingua franca. Les vieux enseignants proches de la retraite ont beau mettre leur plus beau noeud papillon et chausser leurs lunettes du dimanche pour écrire dans un français d'avant-guerre des lettres à la rédaction offusquées de tant de barbarie, rien n'y sert, la roue ne sera pas tournée en arrière. Loft Story sur M6 ? Les jeunes Luxembourgeois auront déjà ingurgité tout cela en allemand dans Big Brother sur RTL 2.

La lutte d'influence entre Paris, Berlin et Londres pour la prééminence en Europe se joue aussi à un niveau symbolique : deux, voire trois générations après la guerre, la germanophobie de nos grands-parents est presque oubliée. Avec le premier Premier ministre né après-guerre et ouvertement germanophile - Rilke plutôt que Baudelaire - c'est comme si une réconciliation officielle avait eu lieu avec l'ancien ennemi. D'ailleurs, les professeurs de français rappellent que depuis 1945, « le temps imparti à l'enseignement du français dans la division supérieure de l'enseignement secondaire a été diminué à l'occasion de chaque réforme. » Ajoutez à cela l'impérialisme économique et culturel de la patrie de Coca-Cola, MacDo et Bill Gates, et vous aurez du mal à convaincre les jeunes de lire Le Monde.

Selon la nouvelle grille horaire, la spécialisation des élèves serait avancée d'une année, de la IIe actuellement à la IIIe, ce que toutes les associations d'enseignants saluent. Jusqu'à la réforme de Marc Fischbach en 1989, cette spécialisation avait lieu en IVe, l'expérience a prouvé depuis qu'il y avait trop de matière à assimiler dans les cours de spécialisation pour y arriver en deux années seulement. Mais selon cette nouvelle grille - qui fut probablement élaborée par des mathématiciens ou des économistes - les élèves des sections B (mathématiques-informatiques) et C (mathématiques-sciences naturelles) auraient dès la classe de deuxième le choix de deux langues entre les trois, l'allemand, le français et l'anglais. 

En général, ils choisiront alors de supprimer la langue dans laquelle ils sont le plus faible, l'expérience actuelle de ce choix en classe de Ière le prouve. Donc : le français. « Un élève dont le dernier cours de français remonte à la troisième pourra-t-il encore s'inscrire dans une université française ? » se demandent alors les enseignants. Or, B et C sont les deux sections les plus prestigieuses, qui mènent le plus naturellement du monde à l'université.

L'AFPL redoute que « la régression du français en IIIe et IIe ne cause un grave préjudice à l'enseignement de la littérature, enseignement qui contribue non seulement à enrichir la culture générale des élèves, mais encore et surtout à développer leurs capacités d'analyse et d'expression, leur curiosité intellectuelle, leur esprit critique et leur sensibilité esthétique ». Même signal d'ailleurs du côté des enseignants de musique ou d'arts plastiques, dont les cours sont carrément supprimés dans les classes supérieures. Ce qui serait d'autant plus paradoxal que le Luxembourg investit comme jamais auparavant en infrastructures culturelles, que ce soit pour la musique philharmonique ou l'art moderne. Au lieu de mieux former ses citoyens à la chose culturelle, le gouvernement ferait donc à nouveau la faute de ne réserver ce domaine qu'aux nantis, ceux qui peuvent payer le conservatoire et les cours particuliers à leur progéniture. Alors que l'expérience de Luxembourg '95 avait suffisamment prouvé que la culture est aussi tout banalement un débouché économique.

Depuis la fermeture des mines, la réduction de l'agriculture en soin du paysage et l'abolition annoncée du secret bancaire, le Luxembourg n'a rien d'autre que sa matière grise, les hommes et femmes politiques ne se lassent pas de le rappeler. Et dans ce contexte, le multilinguisme est une des seules spécificités du pays, un des seuls arguments pour embaucher un résident plutôt qu'un frontalier. Au-delà de son charisme, c'est son entre-deux, sa capacité de traduction - dans le sens large du terme - qui a fait plus d'une fois déjà de Jean-Claude Juncker un « héros » des sommets européens, que ce soit à Dublin ou ailleurs. Un équilibre que l'enseignement luxembourgeois devrait refléter le plus naturellement possible, au-delà des corporatismes des associations d'enseignants ou de l'impérialisme culturel des pays voisins. 

Mais cette grille horaire, nous promet-on, n'en est encore qu'au stade d'ébauche, une base de discussion. Les professeurs de français ont sorti le débat des salles de réunion des administrations pour le porter sur la place publique. Il s'avère passionnant. Et touche à l'identité même du pays.

 

 

josée hansen
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