La pensée fiscale nationale se collectivise. La fondation Robert Krieps a mobilisé les sommités locales à réfléchir à la justice fiscale de demain. Du prêt-à-légiférer… mais aussi des confidences

À la veille du Grand Soir

d'Lëtzebuerger Land du 15.10.2021

Ne pas en parler aurait relevé du déni. L’exécutif a failli dans son engagement programmatique à réformer la fiscalité de manière plus juste et les inégalités se sont creusées. « Le coronavirus a contrarié ces plans. Mais nous restons fermement convaincus que le débat autour d’une plus grande justice fiscale doit être poursuivi », a concédé le Premier ministre Xavier Bettel (DP) à la tribune de la Chambre mardi lors de son discours sur l’état de la nation. L’élu libéral a néanmoins dessiné un calendrier pour la Grondstéier, clairement perçue comme l’instrument le plus urgent aux yeux des représentants de la société civile, comme Nora Back (présidente de l’OGBL) que l’on retrouve, parmi d’autres, dans un recueil élaboré par la Fondation Robert Krieps et publié au mois de septembre. Le think tank lié au mouvement socialiste qui a, selon ses statuts et entre autres fondements, pour objet de « soutenir des initiatives tendant à cultiver le débat politique et à rendre la société plus libre, plus juste et plus solidaire », offre là plus de 200 pages de réflexions sous le titre Impôts et justice fiscale au Luxembourg : les éléments clés pour une future réforme. Les coordinateurs de l’initiative, l’avocat Max Leners et le juriste Marc Limpach, posent la question : « Quelle(s) adaptation(s) le Luxembourg devrait-il apporter à son système fiscal afin de le rendre plus transparent, plus responsable, plus efficace et, surtout, plus juste ? ». Une quinzaine de représentants de la société civile répondent, dans l’immense majorité dans une logique collectiviste. Les partis candidats aux élections de 2023 n’ont qu’à se servir, ici façon finger food.

Une mise en perspective historique rappelle d’abord que ce qui peut paraître impossible à certains dans le cadre actuel a déjà existé. Le concept de progressivité apparaît d’ailleurs dès l’introduction dans l’ouvrage avec la référence à l’universitaire français Thomas Piketty : « Les pays anglo-saxons ont été très loin (…) avec Roosevelt dans les années 30 jusqu’à dans les années 70-80, avec des taux de 70-80 pour cent sur les très hauts revenus et les successions, ce qui a joué un très grand rôle pour réduire les inégalités. (…) La croissance de l’après-guerre a été rendue possible par une plus grande mobilité sociale, et un plus grand partage des pouvoirs, » établit le chercheur. L’information résonne dans l’actualité. Les dépenses consenties par les États pour juguler la pandémie de Covid-19 imposent la mise en place de plans de relance qu’il convient de financer. L’historien Denis Scuto rappelle ainsi que l’imposition sur les revenus a atteint 57 pour cent pour la tranche la plus élevée entre les années 50 et 80. En 2021, l’impôt s’établit à 42 pour cent. L’impôt sur la fortune, introduit en 1913 « pour imposer le revenu en nature des personnes disposant d’un patrimoine » a été supprimé en 2006, explique le vice-directeur du Luxembourg Centre for contemporary and digital history (et membre du conseil d’administration de la Fondation Robert Krieps). Voilà pour le recadrage historique.  

L’expérimenté avocat Alain Steichen, représentant de l’État dans des dossiers de fiscalité devant la Cour européenne, prévient de la difficulté à viser la justice fiscale. Ce qui est juste pour l’un, ne l’est pas forcément pour l’autre, surtout quand l’on parle d’argent. Alain Steichen articule sa pensée autour du triptyque besoin/mérite/égalité. Le fiscaliste comprend le principe d’un impôt sur les bénéficiaires de la crise, avancé par le vice-Premier ministre Dan Kersch (LSAP), mais prévient de l’extrême difficulté à désigner les entreprises concernées. « Une telle liste ne saurait être établie sans une bonne dose d’arbitraire. L’impôt Corona ne convainc donc pas. » Suite à ce revers de main, Alain Steichen propose d’imposer les revenus tous azimuts, mais surtout pas la TVA, ce qui affecterait davantage les couches modestes. Il regrette néanmoins le manque de moyens à disposition pour calculer la charge globale fiscale pesant sur les ménages en fonction de la catégorie de revenus. « Le Statec et la BCL pourraient s’atteler à cette tâche, afin d’alimenter le débat public », propose-t-il deux ans avant l’échéance électorale. Le risque consisterait à trop taxer ceux qui ont mérité leur pécule.  Le principal danger de la progressivité tient à ce que « l’on sait où l’on commence mais pas où l’on finit », selon Alain Steichen. De plus, elle « finit par être votée par des gens qui non seulement ne la subissent pas, mais qui, en outre, se partagent le produit de la progressivité qu’ils font payer aux autres ». « Redistribution, oui, mais pas spoliation », assène le fiscaliste. Il lui paraît néanmoins possible de viser plus haut que le taux actuel à 47,18 pour cent (qui inclut les contributions additionnelles), « mais pas de beaucoup ». 

Dans une approche pikettyste, Alain Steichen cible la fiscalité de l’épargne (dans ses ouvrages, l’universitaire français prouve que les revenus du capital dépassent de loin les revenus du travail). Les dividendes ne sont taxés qu’à vingt pour cent. Les gains en capital sont alternativement exonérés ou limités à vingt pour cent pour l’immobilier. « L’imposition du travail subit, à revenu identique, une imposition égale au minimum du double de l’imposition du capital ». Alain Steichen se pose la question de savoir s’il faut inverser ces proportions comme c’était pratiqué au début du XXè siècle dans plusieurs pays. « Les salariés au revenu modeste ne comprennent pas comment un rentier se cantonnant à réaliser des gains en capital sur son patrimoine financier peut échapper à l’impôt ». À l’heure de l’échange automatique d’informations fiscales, l’avocat basé à Howald réfute l’argument de la mobilité des personnes et du capital. Mais, poursuit-il, « une délocalisation à l’étranger de personnes fortunées n’est effectivement possible que pour ceux qui n’ont pas d’activités commerciales ou industrielles au Luxembourg ». Ne seraient ainsi concernés « que ceux qui sont venus au Luxembourg en tant que HNWI » (High-net-worth individuals) et le « déchet fiscal serait limité », selon le fiscaliste. Non pas tant parce qu’ils ne sont pas nombreux, mais surtout parce qu’ils ne paient pas beaucoup d’impôts ! Alain Steichen voit même dans le départ des fortunes étrangères un « effet dépressif sur les prix immobiliers dans le haut de gamme ». 

Le fiscaliste de l’État propose aussi de taxer plus d’opérations financières, y compris les plus-values sur la résidence principale. Pour Alain Steichen, l’exonération actuelle vise à aider la relocalisation du vendeur, mais elle augmente de facto la fréquence des transactions sur un marché saturé, alimentant la tendance inflationniste. Il cite des promoteurs « qui souvent habitent l’une des résidences nouvellement construites par eux, qu’ils cèdent après y avoir habité pendant deux ans ». Alain Steichen déroule un véritable plaidoyer pour un impôt progressif sur le patrimoine. « L’imposition du capital permet de réduire les inégalités sociales, ce qui constitue un objectif recherché dans un système fiscal redistributif. L’on sait que la concentration des patrimoines est beaucoup plus grande que la concentration des revenus. (…) Il est donc impératif d’également assujettir le capital financier des contribuables. » « Impératif » donc. Une retenue prélevée à la source par les banques préserverait le secret bancaire. Alain Steichen détaille la méthode. Il préconise l’application du « taux maximum » indépendamment du montant déposé « de sorte à déjouer les stratégies d’éclatement du patrimoine financier auprès de banques différentes, afin de bénéficier de taux de retenue à la source plus favorables. » Les prélèvements en excès seraient remboursés après réception de la déclaration annuelle.

Alain Steichen repend à son compte les arguments de Bernie Sanders (qu’il orthographie Saunders) sur la taxation du patrimoine, mais le taux de prélèvement annuel de trois pour cent qu’il suggérait dans la course à l’investiture démocrate aux États-Unis est jugé « clairement excessif ». Une phrase résume mieux que toutes le tortueux cheminement intellectuel du fiscaliste, entre libertarianisme et collectivisme, après trois décennies de pratique : « Dans notre société, la propriété doit être reconnue. Et les fruits du capital doivent revenir au propriétaire du capital lui-même. Mais il faut aussi reconnaître que le capital ne peut être fructifié sans une organisation collective efficace de la production. Cet argument peut donc justifier une certaine forme de redistribution par le prélèvement d’un impôt sur le capital au bénéfice de la collectivité. »

L’associé du cabinet BSP se déclare en faveur d’un impôt sur les plus-values latentes au jour du décès… pour faire l’économie d’un impôt sur les successions. Mais s’il fallait débattre de l’ISF, celui-ci se justifierait « facilement », relève Alain Steichen au moyen des statistiques sur les inégalités. Les dix pour cent des ménages luxembourgeois les plus aisés en termes de patrimoine possèdent 344 fois plus que les dix pour cent de ménages les plus modestes. Les cinq pour cent de ménages luxembourgeois les plus riches détiennent cinquante pour cent du patrimoine total des ménages. Le pour cent le plus riche, vingt pour cent du patrimoine. Alain Steichen reconnaît toutefois qu’on peut accumuler de la richesse afin de la transmettre aux générations suivantes, que la succession apaise l’angoisse devant la mort. Aussi propose-t-il l’introduction d’une imposition progressive sur les successions (avec un taux maximum de cinquante pour cent) au-dessus d’un montant forfaitaire exonéré d’impôt. Celui-ci s’établirait à un million d’euros, la valeur moyenne du patrimoine d’un résident.

Guy Heintz, ancien directeur de l’Administration des contributions directes, met très vite les pieds dans le plat. « Les ressources nécessaires devront provenir de l’imposition plus importante de la richesse afin de réduire les inégalités qui s’aggravent avec la crise du Covid-19, par des impôts sur les excédents de bénéfices des entreprises, par la hausse de la progressivité de l’impôt sur le revenu, par la fiscalité foncière et par l’impôt sur la fortune et l’impôt sur les successions et les donations ».  Véritable éclusier de l’information fiscale, rétentionniste sous l’ère du secret bancaire, libérateur à l’heure de l’échange automatique (2015), Guy Heintz estime qu’il « reste à surmonter le dernier rempart, à savoir permettre l’accès aux informations bancaires aux administrations fiscales luxembourgeoises, sans qu’une affaire pénale ne soit en cours ». L’ancien serviteur de l’État juge incohérent d’imposer aux banques luxembourgeoises de transmettre aux fiscs étrangers les informations sur leurs clients non-résidents et de recevoir des autres États les renseignements sur leurs contribuables, « mais de maintenir les règles de confidentialité strictes en interne ». Quel sens y’aurait-t-il à libérer l’information ? Pour permettre un impôt sur la fortune à charge des personnes physiques. Pour mesurer le patrimoine des particuliers, les banques doivent entrouvrir leur porte. 

Le directeur honoraire de l’ACD livre en outre des informations d’insider sur la pratique du secret bancaire au fil des décennies. Il confie que l’ACD ne partageait pas la vision selon laquelle la loi sur le secteur financier et le code pénal empêchait d’exiger des renseignements des banques, l’administration « s’est imposé une retenue totale à ne pas sommer les banques à fournir des renseignements sur les comptes de leurs clients ». Le fisc, à l’image de son préposé Marius Kohl le tamponneur de rulings, interprétait les règles avec zèle pour la place financière (laxisme du point de vue du contribuable étranger). Guy Heintz détaille comment le Luxembourg a résisté pendant des décennies à l’échange d’informations fiscales. Croustillant pour les amateurs. Avec la suppression de l’impôt sur la fortune en marge des négociations européennes sur la fiscalité de l’épargne, « du jour au lendemain, les intérêts des comptes bancaires non déclarés ainsi que les éléments de fortune non déclarés étaient de facto blanchis par une porte de sortie ». Magistral.

Guy Heintz propose une justice fiscale horizontale, soit l’application d’un même niveau d’impôt à un revenu, quel qu’il soit. Qu’il vienne du capital ou du travail. (La justice fiscale verticale vise à réduire les inégalités par la progressivité de l’impôt). Libéré de son devoir de réserve Guy Heintz enchaîne les demandes d’abolition d’exonérations au bénéfice, généralement, des ayants : « L’amortissement accéléré (réduit dans le budget 2021, justement au nom de la Steiergerechtegkeet, ndlr) devrait être aboli. » La déduction des intérêts débiteurs, aujourd’hui intégrale, devrait être limitée dans certains cas. La prime participative introduite à la place du régime des stock options (jugé « abusif » par celui qui a été contraint de l’appliquer des années durant) « déroge au droit fiscal commun », car il offre aux entreprises la possibilité de choisir à l’embauche qui bénéficiera des allègements fiscaux liés au régime. Pour Guy Heintz, le régime des impatriés existant répond déjà suffisamment au vœu d’attirer des talents. Guy Heintz balaie d’un revers de main (citant le fiscaliste Jean Olinger) l’argument selon lequel l’impôt sur la fortune générerait une double taxation : de nombreuses doubles taxations existent, notamment via la TVA. Le directeur honoraire de l’ACD se réfère à Joe Biden pour inviter « les riches » à apporter « leur part au financement de la communauté par un impôt sur la fortune ». « L’État ne peut pas se permettre de ne pas analyser le recours à la réintroduction de l’ISF sur les personnes physiques », conclut-il. Et l’on se demande pourquoi ceux qui démontrent autant d’ardeur à démonter ces régimes, les ont servis avec autant de zèle pendant des décennies.

Au milieu des techniciens, la présidente de l’OGBL Nora Back passe pour idéologisée, lâchant notamment le poncif selon lequel « les entreprises paient de moins en moins d’impôt ». Alors que d’autres contributeurs préfèrent éviter d’opposer personnes morales et personnes physiques au prétexte que seules les personnes physiques, au bout du bout, jugeront s’ils sont trop imposés ou non. Mais Nora Back souligne, avec ses camarades du recueil, l’injustice à ce que le capital soit moins taxé que le travail ou que les personnes fortunées paient proportionnellement moins d’impôts que les bas et moyens revenus. Et la syndicaliste de citer le Fonds monétaire international, favorable à plus de politiques redistributives avec « davantage d’impôt sur les successions ou sur le foncier », mais aussi plus de progressivité. « Il n’y a jamais eu autant de convergences entre les positions syndicales et celles du FMI », note la présidente du syndicat ouvrier. Elle est rejointe par Sylvain Hoffmann : directeur de la Chambre des salariés, lequel procède à un inventaire de l’injustice fiscale au moyen d’exemples chiffrés. Il souligne notamment que la défiscalisation des revenus du capital rend la progressivité « défectueuse ». 

Keith O’Donnell et Jamal Afakir, deux associés du cabinet fiscal Atoz, livrent une contribution de trente pages sur l’immobilier. Dans cette étude d’une grande qualité, les représentants du cabinet présidé et fondé par Norbert Becker (conseiller économique officieux du parti libéral) dressent le constat selon lequel « le logement apparaît aujourd’hui, sous de nombreux aspects, comme créant l’une des inégalités les plus flagrantes touchant la société luxembourgeoise, et constituant, avec l’éducation, le facteur le plus significatif de fragmentation, celle-ci posant un risque pour le pacte social au Grand-Duché ». Boum. Et la fiscalité leur semble un outil idoine pour bouger les lignes. 

Basé sur de nombreuses sources et rapports, la contribution d’Atoz égratigne quelque peu les prévisions du Statec en matière de croissance démographique, finalement « treize pour cent au-dessus des projections les plus optimistes et 28 pour cent au-dessus des projections moyennes 
». Nonobstant le niveau élevé de rémunération des travailleurs, les experts O’Donnell et Afakir relèvent que de plus en plus de travailleurs se sentent « déclassés et ne peuvent supporter toutes les charges que la vie au Luxembourg leur impose » et que de cette situation naît « un sentiment d’injustice ». Et la part des dépenses de logement croît dans le budget des ménages. Les associés d’Atoz passent en revue l’arsenal fiscal existant en matière d’immobilier et de logement. Ils préconisent la suppression de l’exonération (totale et sans plafond) de l’imposition des plus-values sur la cession de la résidence principale après deux ans. Concernant la déduction des paiements d’intérêts sur les crédits hypothécaires, O’Donnell et Afakir suggèrent de les limiter en les liant à l’exonération des plus-values et en appliquant une sorte de recapture rule pour récupérer les intérêts déduits. Ces logiques ne sont pas confiscatoires, mais inscrites dans un souci d’étoffer l’offre de logement et la stabilité des prix. 

Keith O’Donnell et Jamal Afakir proposent de revoir les taux d’amortissement accéléré (une défiscalisation pour la rénovation des logements vers l’énergétiquement responsable), dans la mesure où il profite aux privilégiés. « Une telle mesure devrait être neutre par rapport aux revenus de l’investisseurs, par exemple en prenant la forme d’un crédit d’impôt plutôt que d’une réduction de la base imposable ». Cette subvention à l’investissement dans la pierre verte « pourrait aussi être dirigée vers le social », écrivent O’Donnell et Afakir. Selon un discours bien rompu (d’Land, 3.1.2020) les associés soulignent que la déduction des intérêts sans plafond et la compensation des revenus immobiliers négatifs sur d’autres catégories de revenus nuisent à bien des égards : elle subventionne l’investissement immobilier, place l’investisseur (prêt à dépenser davantage du fait des subventions) en position de force par rapport à celui qui cherche un logement ou encore renchérit l’immobilier et les loyers.

Dans la continuité des propos d’Alain Steichen, les fiscalistes d’Atoz soulignent que des pays anglo-saxons taxent les plus-values latentes en cas de décès. Au rayon des propositions concrètes, les auteurs signent des deux mains pour une taxation effective (et persuasive) des terrains et immeubles inoccupés, en introduisant notamment de la progressivité en fonction du temps d’inoccupation (comme en Belgique). Mais « il est important qu’une telle mesure soit complétée par d’autres », insistent-ils. Keith O’Donnell et Jamal Fakir avancent une taxation progressive des plus-values : plus le gain potentiel résultant de la seule augmentation des prix est important, plus la taxation est élevée. Et pour que la taxation des plus-values ne soit pas un frein à la vente, les auteurs dégainent l’introduction d’un mécanisme de remploi, c’est-à-dire un différé d’imposition si la plus-value est réinvestie, par exemple, dans du logement social.

Blanche Weber, présidente du Mouvement écologique, signe un « Plaidoyer pour une réforme fiscale durable, un aiguillage politique vers une transition qui a trop longtemps tardé ». La militante écologiste remonte dans les années 1990 quand émergeait la problématique de la fiscalité environnementale dans les rapports d’organisations internationales et cite les engagements du gouvernement Bettel depuis 2013. « Dieser weitreichende Anspruch wurde bis dato nicht einmal ansatzweise erfüllt », regrette Blanche Weber. Selon les statistiques de la Commission produites dans la contribution, le Luxembourg occupait en 2017 le dernier rang du classement des pays selon la part des impôts liés à l’environnement dans l’ensemble des taxes et charges collectées. Blanche Weber appelle, à côté des subventions existantes (comme celle sur la mobilité douce), l’intervention résolue de l’État dans la régulation avec des objectifs sur la limitation des moteurs à combustion, des pesticides et l’investissement dans l’énergie solaire. La représentante du Meco préconise une fiscalité punitive ou compensatoire sur les dommages faits à l’environnement, à l’instar de la taxe CO2, bien qu’elle ne soit pas un « Allheilmittel ». Peuvent être associées une réforme de la taxation du leasing, une taxe kérosène, une taxe sur l’azote… en sus de la taxation foncière. 

Puis intervient en fond d’ouvrage (peut-être à cause d’un propos quelque peu dissonant) Jean Schaffner, fiscaliste international et avocat associé du cabinet Allen & Overy.  Cet avocat qui a pour clients des grands groupes internationaux pris dans des démêlés judiciaires liés à des interprétations de rulings obtenus au Grand-Duché hérite de la lourde tâche d’appliquer le concept de justice fiscale à la fiscalité internationale, alors que les impôts sont traditionnellement une « affaire de souveraineté nationale ». Un moyen consiste par exemple à répartir « la matière fiscale » (« matière imposable selon la typologie de Jean Olinger, soit l’objet taxé) entre les États. La collecte et l’échange d’informations entre juridictions permet de déterminer « l’assiette fiscale de l’ensemble des contribuables ». 

Jean Schaffner narre la conversion du Luxembourg à la transparence. Le « Big bang fiscal » remonterait au 13 mars 2009 quand le Luxembourg a accepté de fournir des renseignements à un autre État dans le cadre d’une convention fiscale. La loi américaine Fatca et la directive sur la fiscalité de l’épargne ont standardisé l’échange. « Une fois le secret bancaire abandonné, nous avons été parmi les premiers à mettre en place ces nouvelles normes. (…) On nous attendait au tournant. » Mais l’avocat d’Allen & Overy (firme internationale) stigmatise les manœuvres politiques derrière les déclarations d’intentions, « laissant beaucoup de zones d’ombre, pénalisant les acteurs économiques ». « Le foisonnement des normes crée de l’insécurité et donc aussi de l’injustice », écrit Jean Schaffner dans un contrepied au reste du recueil.

« Il y a confusion entre manque de substance et fraude fiscale. (…) Des structures économiquement justifiées (comme dans le private equity pour contracter un prêt, offrir un gage sur valeur mobilière, etc) sont mises au ban et les investisseurs doivent mettre en place des structures rigides ou complexes pour accommoder des exigences inéquitables ou exagérées. (…) Le contribuable est à la merci de l’administration fiscale, tout au plus peut-il espérer le résultat positif d’un contentieux fiscal s’étirant sur de nombreuses années », écrit le Mozart local de la fiscalité internationale dans son Requiem pour la justice fiscale. Jean Schaffner se satisfait toutefois que cette approche ne prévaut pas au Luxembourg et qu’un contribuable peut choisir la voie la moins taxée pour autant qu’elle réponde « à des considérations économiques valables et ne vise pas essentiellement à réduire sa charge fiscale ». Mais l’injustice tient souvent à des luttes entre États sur la matière fiscale. « La fiscalité devrait être un facteur de décision (pour un agent économique dans son implantation en UE, ndlr), comme la taille du marché, l’accès aux transports, les ressources en matières premières, la situation sur le marché du travail et le coût de la main d’oeuvre », écrit Jean Schaffner

Le fiscaliste d’Allen & Overy relève que la Commission européenne contourne la règle de l’unanimité qui prévaut normalement dans les discussions sur la fiscalité en attaquant les régimes fiscaux accordés à des entreprises sous l’angle de l’aide d’État, des aides qui portent potentiellement atteinte aux règles de la concurrence. S’il se félicite que le juge communautaire donne son dernier mot en cas de litige sur l’interprétation d’un accord, Jean Schaffner met en doute la pertinence de la lutte contre la concurrence fiscale entre États. Une fois installées, les entreprises génèrent des externalités positives (recettes fiscales, emploi, développement d’activités connexes, etc), relève-t-il. L’intéressé s’interroge à la lumière des développements sur la fiscalité internationale, au G7 et à l’OCDE, sur l’émergence d’un taux minimal d’imposition : « Est-ce que pour le Luxembourg la justice fiscale consiste à ce qu’Amazon renforce sa présence au Luxembourg, quitte à payer un impôt modéré, tout en y créant des emplois qui profitent à nos ressortissants comme à ceux de la Grande Région, ou est-ce que le Luxembourg doit renoncer à ses propres avantages économiques afin qu’Amazon paie un impôt de quinze pour cent partout dans le monde ? (…) Des acteurs risquent de quitter notre pays sans imposition intéressante », craint Jean Schaffner.

Le fiscaliste semble ainsi regretter la diabolisation des rulings. Mais il constate aussi que des entreprises choisissent de « payer un impôt supérieur à celui qui résulterait d’une optimisation fiscale » dans une logique réputationnelle et d’engagement social. Jean Schaffner préconise de ne pas tomber « dans le dogmatisme ». Ces règles édictées au nom de l’équité serviraient surtout les grands États. « La répartition de la matière imposable entre les pays pour atteindre cette charge fiscale minimale de quinze pour cent sera extrêmement complexe et engendrera pas mal d’iniquité », conclut-il. Le fiscaliste soutient la pertinence de la compétitivité prix du Luxembourg via un mieux-disant fiscal pour favoriser l’entrepreneuriat (synonyme d’emploi). « Une gestion saine des finances publiques, sans gaspillage, est source de justice fiscale, peu importe le niveau de ponction fiscale ». Selon Jean Schaffner, une politique fiscale n’est juste que si son résultat l’est pour « la nation dans son ensemble ». La justice fiscale serait un concept national, « pas vraiment international ». La régionalisation de la justice fiscale, tout le moins dans l’Union européenne, génèrerait, elle, une insécurité synonyme d’iniquité.

En conclusion...À la faveur des scandales médiatiques et de la pression de l’étranger, le Grand-Duché a, au cours des quinze dernières années, avancé sur des sujets de fiscalité internationale longtemps considérés comme des vaches sacrées, générateurs d’iniquité au niveau global. Paradoxalement ou non, la fiscalité nationale a végété. Une incursion dans la justice fiscale a été envisagée en 2018 puis timidement opérée en 2021 (par des demi mesures dans l’immobilier et un nettoyage de l’abus lié à l’utilisation des FIS par la notabilité). La pandémie de Covid-19, les dépenses y liées, la croissance des inégalités, la crise du logement et le réchauffement climatique obligent à résolument se saisir de ces propositions. Le virage à gauche, ou plutôt « collectiviste » (pour ne froisser personne), de la pensée globale est saisissant.

Pierre Sorlut
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