La parole a été prise et elle a été portée, haut et fort

Cas d’aspiration collective vers l’égalité

d'Lëtzebuerger Land vom 23.06.2023

Depuis 2017, les femmes en masse et partout dénoncent les abus de pouvoir divers, les harcèlements, physiques et moraux, les injustices sexistes, les viols et les mortes aussi. On prononce « féminicides ». On les compte. Mais au pas au Luxembourg. D’ailleurs, dans la plupart des pays européne, le féminicide n’est pas inscrit dans le code pénal, il n’existe donc pas comme crime en tant que tel, pourtant la majorité des violences domestiques sont commises contre des femmes.

D’abord, ce sont les femmes de cinéma qui ont pris la parole, aux États-Unis et très rapidement avec une fulgurance inédite, le mouvement #metoo est devenu un événement historique et géopolitique. Il a traversé les continents, grâce aux réseaux sociaux, les différentes strates de société se sont rejointes. On a constaté, on l’a dénoncé : l’abus de pouvoir envers les femmes est partout.

Il semble nécessaire aujourd’hui de penser le féminisme et de s’interroger sur les termes qui ont suivi la tempête #metoo : la sororité, le masculinisme ou, moins contemporain, le machisme et peut-être aussi déjà l’adelphité. Il est important d’analyser ces mots dans une perspective d’historicité et de constater ce qui a bougé, ce qui a basculé depuis le féminisme des années soixante par exemple, de constater qu’il y a une continuité dans cette lutte. Par exemple, parce qu’on pourrait remonter plus loin encore, au début du vingtième siècle, Léon Abensour, historien du féminisme disait : « Le féminisme, c’est un cas d’aspiration collective vers l’égalité. »

Il est sans doute essentiel de constater comment ces mots circulent entre les femmes mais aussi entre les hommes et comment la parole se transmet et les lignes bougent, par où se passe les changements et ce qui manque encore.

La sororité consiste en une solidarité spécifiquement féminine, je dirais une coopération ou une entente évidente entre femmes qui tend à la mise en place du féminin dans notre société, parfois même au remplacement du masculin par le féminin – c’est-à-dire de la pleine intégration des femmes et du féminin. Aussi bien en termes de langue qu’en termes de personnes, de femmes présentes à tous les niveaux de la société active et décisionnelle. Jusque dans les années 2000, nous avons revendiqué des droits, puis nous nous sommes attaqués aux images, lutté contre les stéréotypes, ce qui fut un peu une impasse dans cette lutte plus universelle vers l’égalité. En 2017, est arrivé #metoo, une rupture ontologique – une chance inouïe. On a vu depuis ce moment-là, une prise de parole massive, mais aussi la mise en place de plus en plus systématique des quotas féminins.

On souhaite désormais voir plus de femmes à des postes de responsabilité, des dirigeantes. On soutient davantage le female gaze au cinéma, les réalisatrices, leur vision, leurs mots, leurs scénarios, leurs productions. On soutient les artistes femmes, on voit plus d’exposition de femmes. Les femmes oubliées reviennent autour de la table de l’histoire et elles ne font plus le service.

À chaque poste clé directeur, on tend à vouloir désigner une directrice. « Le temps est venu », entend-on. Même au Luxembourg, une réalité plutôt paternaliste, on avance avec cette nouvelle vague. Le féminisme est revenu un peu plus dans les médias aussi. Mais qui sont ceux qui soutiennent ? Qui est, ce « on » ? Ce sont principalement des femmes déjà ancrées dans le féminisme qui nous a précédé, des féministes qui prônaient le féminisme du corps individuel, du habeas corpus, du my body, my rights, celui de la protection de ce corps, celui de la contraception, de l’avortement – du bien-être et de la violence aussi. Ici, aujourd’hui face à la voix implacable des femmes, les hommes suivent, ils acceptent même de devenir des frères de lutte, ils acceptent les quotas, les nouvelles structures, une nouvelle pensée. Certains même acceptent de partager le pouvoir. Certainement pas tous, au quotidien, dans le milieu de l’art par exemple, plus que dans le milieu du cinéma, certains hommes râlent, quand à nouveau la rumeur court qu’on cherche une femme pour représenter le pays. On râle qu’être femme artiste par exemple n’est pas gage de qualité. « Mais être homme non plus », répond-on désormais.

Mais en sommes-nous encore là ? Il semble que nous y soyons concrètement encore mais que nous soyons aussi un peu plus loin, du moins nous pouvons l’envisager dans la continuité des luttes, dans cette partie géographique du monde. C’est-à-dire que d’une part, nous sommes dans ce que Geneviève Fraisse, philosophe du féminisme (Le féminisme, ça pense !, 2023), qualifie de « corps collectif abîmé dans nos sociétés » déclenché par #metoo. Et d’autre part, nous ne sommes en tant que femmes, plus seulement ces citoyennes individuelles toujours un peu réticentes à partager nos quotidiens, notre intimité familiale, celle du couple et celle du corps (parce que ça ne se fait pas). Nous avons pris cette parole sur l’intimité depuis les années soixante, aujourd’hui, elle a été prise à nouveau, mais elle porte sur l’état collectif des choses féministes et elle se pense. Et ce n’est plus seulement une question de revendications, mais une question de réflexion et de mise en place de structures.

On avance, on recule aussi, on vit des grandes résistances patriarcales, quand on pense à la Pologne, par exemple. Des femmes y meurent parce qu’elles n’ont plus droit à l’avortement. Mais le pays se soulève là aussi. Malgré ces mortes, la parole circule et la pensée se crée. La sororité agit et le partage du pouvoir tente de s’imposer là aussi.

Peut-être qu’un jour nous arriverons à l’adelphité, à la solidarité et la coopération égale entre femmes et hommes, au partage rigoureux du pouvoir politique et économique, parce qu’il n’y a rien de plus sensé que de se saisir de notre avenir à parts égales. Nous existons ensemble. Les femmes ne disparaîtront pas, même si les patriarches de tous temps le souhaitent immensément aujourd’hui encore. On pense ici aux Afghanes ou aux Iraniennes lesquelles sont empêchées d’accéder au savoir.

Peut-être que la fluidité des genres nous aidera aussi à accéder à cette adelphité, d’une certaine manière. Mais sans aucun doute, la prise de la parole féminine, la sororité et le positionnement ciblé et conséquent des femmes à des postes de pouvoir est aujourd’hui nécessaire, dans la continuité de la lutte vers l’égalité.

Le savoir illimité, ici dans nos pays démocratiques est récent (début du vingtième siècle), il est ouvert aussi bien aux garçons qu’aux filles, mais la réalité féminine doit apparaître dans la transmission de ce savoir. Les corps des filles, des femmes, la pensée doivent faire entièrement et collectivement partie du monde dans lequel ils existent. Les modèles féminins existent à travers l’histoire, il faut les inclure dans la transmission du savoir.

On peut rire de l’écriture inclusive, mais il est un fait : nous communiquons avec la langue, et si cette langue ne correspond pas à l’équilibre des genres, aussi bien masculins que féminins ou autres, il faut les adapter, ça passe par là.

Exagérer les dénonciations #metoo, craindre leurs abus ou déprécier la valeur des femmes à leur seule sexualité est définitivement arrivé à échéance ici. Les machistes les plus bavards, s’attaqueront toujours et encore à l’existence des femmes, mais la parole a été prise et la pensée s’est installée. La rupture a été actée et ce dans la continuité.

Karolina Markiewicz
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