Lauréat du Lion d’or à Venise, en 2001, il expose une première fois au Luxembourg, investissant l’Espace Lavandier, mué en Konschthal

Gregor Schneider, passeur de sortilèges spatiaux

d'Lëtzebuerger Land du 15.10.2021

L’adresse où il faut sonner au boulevard Prince Henri à Esch-sur-Alzette, est on ne peut plus banale, elle signale un certain ou une certaine N. Schmidt. Vous entrez, prenez l’ascenseur et montez au troisième étage, et vous vous retrouvez pour commencer dans les couloirs étroits, plongés dans l’obscurité, d’une cave comme il en existe habituellement tout en bas des maisons. Plus loin, d’autres surprises attendent, des objets, des sculptures, jusqu’aux moulages enveloppés d’anciens habitants possibles : il faut se laisser aller aux impressions les plus ambivalentes, et les claustrophobes se mettront vite en sécurité. Aux autres, de jouir de pareille « inquiétante étrangeté » – c’est ainsi que Marie Bonaparte a traduit « das Unheimliche » de Freud – laissant tomber toutefois la connotation quotidienne ou familière. Il se peut aussi que vous réagissiez tout autrement, comme tel écrivant, auteur invétéré de lettres à l’éditeur du principal quotidien du pays. Avec les critiques les plus éculées, les préjugés les plus détestables.

Il n’y aurait donc pour cette première exposition de Gregor Schneider au Luxembourg, en plus ouverture de la Konschthal Esch, que pièces d’intérieur, « sur fond de pénurie chronique du logement un peu partout ». C’est faire endosser à l’art une responsabilité qui n’est pas la sienne, à mettre au compte plutôt de l’inertie des politiques et de l’avidité des possédants. Notre homme voudrait bien sûr connaître le coût de la transformation du bâtiment. Sachons que la Konschthal n’a pas vocation de lieu de prestige, les frais engagés ont été nécessaires, indispensables ; il ne faudrait pas aller plus loin, mais prendre exemple sur les réalisations des architectes Lacaton et Vassal (ce qui peut vous valoir le prix Pritzker), et le pays aurait, toutes proportions gardées, son petit Palais de Tokyo.

Enfin, un dernier point de la missive, avec la belle formulation qui l’introduit. « Bon sang, par les temps incertains qui courent », ajouterais-je, poussés par le vent nauséabond d’un nationalisme renaissant, il ne devrait y en avoir plus que pour les artistes de la région et leur génie. Les murs, les grillages, pourquoi les migrants de l’art y échapperaient-ils ?

Ah ! il est encore question des préoccupations des gens. Tel un footballeur, je reprends volontiers la passe, et nous voici ramenés qu’on le veuille ou non, à Gregor Schneider, son Ego-Tunnel, ou le « trip » du visiteur. De l’obscurité, tout en haut, à la lumière, au premier étage, un peu à la façon inverse de la sortie de la caverne platonicienne. Cependant, il s’agira toujours de l’existence humaine, dans son essence même, de sa signification, de leur connaissance. Existence particulière, intime, privée, existence aussi de ce corps moins limité qu’on appelle la société.

On sait que Gregor Schneider est un reconstructeur obstiné d’espace, d’intérieurs, il a commencé par l’univers domestique dans Totes Haus u r, maison héritée de son père à Rheydt qu’il a désarticulée, dont il a dupliqué les éléments, mettant (souvenir de Venise) radicalement à l’épreuve notre sens de l’orientation. L’exposition de la Konschthal suit cet exemple, avec ses différents agencements, aux trois étages, où des photographies et des vidéos viennent en plus des espaces documenter telles étapes du parcours de l’artiste, et conséquemment enrichir le nôtre. On s’arrêtera plus particulièrement aux pièces du deuxième étage, salle de bains, chambre à coucher, dans toute leur banalité, mais oui, elle peut s’avérer parlante ; elle se fait même criante dans l’autre cas, la cellule blanche High Security Cell, sur le modèle de Guantanamo. Faute d’informations, dit Gregor Schneider, « je l’ai recréé(e) dans l’abstrait », c’est faire œuvre d’artiste justement, et à nous le rapprochement avec d’autres espaces, des exécutions de condamnés à mort par exemple.

Voilà comment le visiteur passe dans une autre dimension, comme le ou la politique vient étoffer l’œuvre de Gregor Schneider, d’une grande densité dès son origine. Dans le même contexte, son attention aux villages abandonnés dans la zone d’exploitation de lignite en Rhénanie-Westphalie, plus dramatiquement peut-être, à la maison natale de Goebbels, toujours dans ses propres environs.

Dernier élargissement, au premier étage, à un monde exotique, au Bengale-Occidental, et à la religion, avec le festival de Durga Puja, où Gregor Schneider a fait (re)construire un temple ainsi qu’une rue de Rheydt. Et le rideau de la fête une fois tombé, tout a pris le chemin et la profondeur du Gange (destinée hindoue ultime), a été repêché toutefois. Ramené en Allemagne, exposé naguère à la Bundeskunsthalle Bonn, aujourd’hui à la Konschthal Esch. Entre autres des sculptures, on devine les silhouettes des déesses, devant les écrans où dans une explosion de couleurs se pressent les pèlerins, se font les rites d’une autre culture.

C’est, le lecteur l’aura compris, aux impressions les plus variées, les plus extrêmes, qu’il aura à faire dans sa visite. À cet effet, qu’il parcoure l’exposition une première fois tout spontanément, tout naïvement, s’abandonnant au fil des sensations, de ses propres réactions. Après, viendra le temps de la lecture du dépliant, ou plus, le temps de la (re)connaissance de ce qu’il aura vu, un peu sans lui avoir trouvé du sens d’emblée. Et d’une deuxième visite, il y a le temps jusqu’au 9 janvier, alourdie, dans le meilleur sens du terme, de ce savoir.

Lucien Kayser
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