Alors que la démocratisation des moyens techniques et sa diffusion sur les réseaux sociaux semblent avoir fait exploser le médium photographie, cette prolifération de l’image cache mal sa fragilité. Et la paupérisation du métier

Images évanescentes

d'Lëtzebuerger Land du 08.01.2021

« Entre esthétique et politique, les frontières deviennent poreuses. » Jacques Rancière (in : Le Monde du 5 juillet 2018)

L’image contient peut-être… Lorsque, pour une raison ou une autre, le signal du réseau wifi est trop faible, Instagram n’arrive pas à charger les photos. L’intelligence artificielle de la plateforme de partage d’images tente alors de se souvenir de ce qu’elle a vu sur les clichés et le décrit avec les mots les plus simples dans les cadres vides : « L’image contient peut-être… trois personnes, un chien, assis » « …ciel, plein air », « …salon intérieur, plusieurs personnes ». L’épisode fait miroiter les dangers de la numérisation et de la dématérialisation du stockage de la mémoire collective : un pépin technique (comme celui qui a bloqué toutes les applications connectées à Google et ainsi des millions d’utilisateurs durant une heure le 14 décembre dernier) ou une censure politique (comme le nettoyage, par Beijing, de toute documentation du début du Covid-19 à Wuhan), et tout est effacé. Fini. Blackout.

Au Luxembourg, le nouveau projet digital du libéral Lëtzebuerger Journal a carrément effacé sur internet tout l’historique du quotidien qui paraissait depuis 1948 sur papier, pour y prendre place avec son contenu multimédia qui se veut plus moderne. Moderne, mais sans lien aucun avec l’histoire de la vénérable publication dont les origines remontent à la Obermosel-Zeitung, fondée en 1881. Du passé faisons table-rase. Si l’image est partout, que beaucoup de communication mondiale ne se fait plus qu’en images, elle perd aussi son aura et devient… évanescente. Démonstration.

Éthique du regard « Il n’est pratiquement pas une seule chose, semble-t-il, qui n’ait pas été photographiée. Cette boulimie même de l’œil photographique change les conditions de notre détention de la caverne, notre monde », écrit Susan Sontag dans son ouvrage de référence Sur la photographie, en 1973 déjà. À cette époque-là, on était loin d’imaginer Internet, la dématérialisation de la photographie et encore moins les réseaux sociaux et leurs excès – comme le formatage du monde pour être « instagramable ». Mais Sontag sait déjà que « les sociétés industrielles font de leurs membres des camés dont l’image est la drogue ; c’est la plus puissante forme de pollution mentale. » Or, alors même que tout le monde peut désormais s’improviser photographe avec juste son smartphone à la main, pour des images qu’il/elle optimisera en outre avec des filtres plus ou moins enfantins, on assiste à une véritable crise du photojournalisme et de la documentation du réel.

Au lieu de la photo démasquant les coulisses du pouvoir, ce même pouvoir publie désormais lui-même des clichés peu flatteurs, comme ces photos du Premier ministre britannique Boris Johnson se vautrant dans une chaise de son bureau la veille de Noël, pour célébrer l’accord commercial post-Brexit avec l’Union européenne, ou promenant son chien dans un accoutrement improbable. À l’étranger, des armées de conseillers-images travaillent désormais dans le fignolage de la persona des leaders politiques sur les réseaux sociaux.
Emmanuel Macron par exemple fait documenter ses moindres faits et gestes, y compris des moments privés avec son épouse Brigitte, par la photographe Soazig de la Moissonnière, qui leur donne un halo romantique sur Instagram, entre autres en ayant recours au noir et blanc. Au Luxembourg, le Premier ministre Xavier Bettel (DP), en digne représentant de la génération X qu’il est, publie des clichés soigneusement choisis des dates importantes de son activité politique sur les réseaux sociaux, comme l’arrivée des premières doses du vaccin contre le Covid-19 et le début de la campagne de vaccination fin décembre.

Crise de la presse Le 14 juin 1985, Robert Goebbels (LSAP) et quatre collègues ministres européens des Affaires étrangères, signent l’accord de libre-circulation des personnes sur un bateau de plaisance à Schengen. La seule photo officielle qui en demeure a été prise par le photojournaliste Jean Weyrich du Luxemburger Wort. L’été dernier, tous les articles célébrant l’anniversaire de cet événement historique la publièrent en illustration. Cette image existe parce qu’elle a été correctement publiée, puis archivée, titrée, attribuée, numérisée et diffusée. Elle existe parce que non seulement elle a été prise, mais aussi encadrée, soignée.

Dans la crise profonde que traverse actuellement la presse écrite, le photojournalisme apparaît comme un dommage collatéral peu thématisé. Or, le département photo du Luxemburger Wort, le plus important du pays, a été décimé à la fin de l’année, dans la foulée de la grande vague de 71 licenciements déclenchée par le nouveau propriétaire Mediahuis. Guy Wolff, le chef du département durant plus de vingt ans, a été licencié, et deux autres excellents photographes, Pierre Matgé (six ans au Wort, sept ans au Tageblatt) et Lex Kleren (quatorze ans d’ancienneté au Wort), ont pris les devants et sont partis de leur plein gré. Les deux premiers se sont établis en indépendants, alors que le dernier, Kleren, a rejoint le projet en-ligne du Journal comme éditeur-image. Poste pour lequel Jean-Lou Siweck avait, lors de son passage au Wort, engagé Christian Aschman – qui n’a pas vraiment réussi non-plus à donner une place plus grande à la photo dans le quotidien.

C’est que, pour beaucoup de journalistes, la photo est réduite au statut d’élément de remplissage, de variable d’ajustement sur une page. Peu pensent un sujet en tenant dès le début compte de son potentiel iconographique. Les quelques reportages-photos extrêmement bien faits sur la situation dans les hôpitaux, comme on en trouve occasionnellement sur les sites des médias luxembourgeois, sont l’exception qui confirment la règle1. En principe, les chemins de fer sont ainsi faits qu’ils se remplissent en textes courts et en brèves, de façon à ce que des photos de banques d’images suffisent amplement pour « remplir les trous » et attirer le regard du lecteur. Le pure player qu’est Reporter.lu n’a pas vraiment opté pour une approche visuelle novatrice non-plus : la photo y a sa place dans la maquette d’un article (une en début, puis à distance régulière en descendant dans le texte, pour rythmer la lecture) et ne bouge ou ne change guère.

« Symbolbild », image symbolique, est une mise en garde qu’on retrouve désormais très régulièrement dans la presse locale. Et même les papiers sur les chantiers de construction, la restauration, les gens portant des masques ou l’enseignement sont désormais illustrés avec des photos anonymes issues des services d’abonnement comme Shutterstock (316 millions d’images mondialisées disponibles). La documentation du réel semble disparaître peu à peu au profit d’une banque d’images idéelles. La presse exsangue laisse la place aux communicants, qui décident l’angle, l’ambiance et l’image d’une époque en arrosant les rédactions de dossiers de presse complets, contenant aussi les « visuels » voulus. Ou alors ce sont des amateurs, qui sont invités à contribuer aux sites des médias comme rtl.lu ou aux pages des journaux, comme Mywort, qui les fournissent. Or, vider toute une carte-mémoire de centaines de photos quelconques d’un événement people ou de paysages enneigés, sans aucun travail éditorial, équivaut à l’annihilation de l’image (et n’a d’autre finalité que le clickbait).

Commandes et archives Avec un photojournalisme qui disparaît – alors même que les archives publiques comme celles du Centre national de l’audiovisuel (qui a par exemple repris les archives de l’ancien photographe du Land Martin Linster [1956-2017]) ou la Photothèque de la Ville de Luxembourg sont basées en grande partie sur les fonds des photographes de presse –, le rôle de commanditaire de documentation-image revient peu à peu à la main publique. Le Fonds Kirchberg pour l’évolution de son quartier, le Centre national de l’audiovisuel pour certains grands projets (ou, comme en début d’année 2020, pour des événements exceptionnels comme le lockdown), la Photothèque avec sa propre équipe de photographes, ou, très occasionnellement, un maître d’œuvre privé (comme Luxtram pour la construction du tramway ou l’entreprise de construction Soludec, qui a publié un beau livre avec ses grandes réalisations) sont désormais autant de commanditaires importants pour une documentation de l’évolution du Luxembourg.

Est-ce une solution pour autant ? Certainement pas, car tous ces commanditaires ne choisissent qu’un angle, une vue partielle du monde. Et, même si ces commandes sont souvent correctement payées, elles ne peuvent sauver le métier du photojournaliste de la paupérisation. Les bourses du CNA par exemple, dont l’ambition est esthétique plutôt que politique, sont liées à un projet personnel, qui peut être à l’autre bout du monde. Le projet dépend alors d’une envie du ou de la photographe, qui peut ainsi publier le beau livre de ses rêves, lui permettant de participer à des expositions ou foires internationales. C’est bien, mais cela ne saurait remplacer le regard sans concession sur la société autochtone.

La grande exposition The Bitter Years, coordonnée par Edward Steichen et désormais exposée en permanence dans la tour d’eau du CNA à Dudelange (avec une pause hivernale annuelle, qui s’étend cette année jusqu’au 28 février), serait-elle un idéal de documentation photographique ? Les photos devenues iconiques de Dorothea Lange, de Walker Evans ou de Russell Lee montrant les conséquences de la grande dépression à la fin des années 1930 aux États-Unis, sont bien dues à une commande de la Farm Security Administration étatique. Mais ce n’est qu’un extrait, un moment choisi. Aujourd’hui, les tentatives de censure étatique des images montrant les violences policières, via l’article 24 de la loi « sécurité globale » en France, prouvent une dérive contraire : l’État et ses forces de l’ordre veulent s’arroger le pouvoir absolu en contrôlant les images. L’assassinat de George Floyd par des policiers, en mai à Minneapolis, ou le tabassage violent et gratuit par des policiers du producteur de musique Michel Zecler à l’entrée de son studio à Paris fin novembre prouvent l’importance de l’image citoyenne dans l’équilibrage des pouvoirs. « L’unique distinction qui existe pour moi aujourd’hui entre ‘professionnels’ et ‘non-professionnels’, c’est le bulletin de salaire », estime David Dufresne, le réalisateur de Un pays qui se tient sage, un documentaire sur les violences policières durant les manifestations des gilets jaunes en France (dans Les Inrockuptibles du 23 septembre 2020). Pierre Bourdieu appelait cette pratique de la photographie « objectivation participante ».

1 Le projet de loi sur la réforme de l’aide à la presse, actuellement discuté au parlement, ne parle de photographie que dans les commentaires des articles, dans le passage définissant les « publications de presse », qui « sont principalement composées d’œuvres littéraires, mais peuvent également contenir d’autres types d’œuvres, comme des photos et des vidéos. » Dans son avis, le Conseil de presse propose d’inclure les photographes de presse et les vidéastes dans la définition du « journaliste professionnel », pour autant que cette activité est leur profession principale et les concernés se consacrent à un travail journalistique (et non purement technique ou administratif). L’Association luxembourgeoise des journalistes professionnels insiste, elle aussi, sur la diversification des métiers au sein des rédactions, incluant, outre les photographes, aussi les caméramen, les « fact checkers » ou les « social media managers » – mais cela est encore un autre sujet.
josée hansen
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