Il doit être 11h15, soit un quart d’heure après l’horaire du rendez-vous, lorsque Céline arrive sur son vélo, brandissant les clés de la bibliothèque féministe du CID Fraen an Gender. Cela fait quelques minutes que Magali, accompagnée de sa fille et de sa petite chienne, Athéna, les attend. Dans cette bibliothèque se retrouvent, deux fois par mois, les membres de la Chorale militante Luxembourg. Céline fait chauffer de l’eau pour les infusions tandis que Magali s’assoit sur l’un des fauteuils qui constituent leur cercle habituel, dégainant son ordinateur portable à la recherche des chansons à travailler. Nathalie arrive ensuite, suivie de Karine et Sophie. La répétition peut réellement commencer. La chorale doit être prête pour le 30 avril afin de participer à Take back the night, une manifestation dénonçant la peur que ressentent les femmes lorsqu’elles s’aventurent seules la nuit. Mais le plus gros événement de la chorale aura lieu les 5 et 6 juillet avec Let’s change the rules! où, avec onze autres chorales luxembourgeoises, elles chanteront pour soutenir Stop Ecocide International.
Que ce soit contre le capitalisme, le sexisme, le racisme ou encore le colonialisme, nul besoin de savoir chanter pour faire partie de la Chorale militante Luxembourg. Mais si, l’été prochain, elles doivent unir leurs voix pour la planète, Céline se verrait bien déguisée en mousse et suggère que les autres se déguisent en abeille, en fleur, en arbre… pour former un écosystème. « On sera certainement les seules déguisées », lance-t-elle, enthousiaste. Les rires fusent, l’ambiance est chaleureuse. Christine, la dernière recrue, arrive vers midi seulement. Ayant plusieurs années de chant derrière elle, c’est un peu la « cheffe d’orchestre », même s’il n’y a pas de hiérarchie au sein de la chorale. Karine lui assure que ce sont ses précieux conseils qui leur ont permis d’être au point pour la Marche des Femmes le 8 mars dernier. « Depuis qu’elle est là, on se professionnalise », soutient encore Sophie, provoquant de nouveau une joyeuse hilarité.
Si des chants révolutionnaires et une ancienne chorale féministe ont déjà existé au Grand-Duché, la Chorale militante Luxembourg a été réellement relancée lors des Transition Days de juillet 2021. Ouverte à tous, ses membres ne sont pas obligés d’être d’accord sur tous les points tant que des « valeurs fondamentales » sont partagées. Même si 38 personnes ont intégré le groupe Whatsapp, elles ne sont rarement plus de douze lors des répétitions… et le roulement est important. De ce fait, Céline reconnaît qu’elles doivent toujours répéter les mêmes chansons. « Et on se dit que ça donnera ce que ça donnera », ajoute-t-elle, tout sourire. Tout comme Karine et Magali, elle s’est engagée au sein du Cell (Citizens for ecological learning & living), Christine pour l’ASTM (Action solidarité Tiers monde), Sophie pour la Ligue luxembourgeoise d’hygiène mentale, tandis que Nathalie, psychologue, travaille dans l’aide aux familles et à l’enfance.
Les six femmes s’accordent pour dire que ces rencontres musicales forment aussi leur safe-space. « Je n’ai pas à me défendre d’être féministe », témoigne Christine. « Il n’y a pas de stress, pas de jugement », poursuit Nathalie. D’après Céline, c’est aussi un endroit où l’on peut se reposer : « On a fait des sessions où l’on parlait juste de ce que l’on traversait, où l’on n’a même pas chanté… ». Sophie l’associe même à une thérapie. Le fait de chanter panse ses blessures vis-à-vis de l’état du monde, lui permet de garder la foi lorsqu’elle se sent impuissante. Karine y voit quant à elle « beaucoup de joie, une connexion à la nature » et se réjouit d’être passée aux percussions pour entrer encore plus « en résonance ». Après une heure de chant, la voix faiblit mais les tambours, bien que les mains soient en feu, sont toujours là.
Céline, originaire de Belgique, a attendu son arrivée au Luxembourg pour prendre part à un militantisme « structuré », mais, elle distribuait déjà des tracts, enfant, pour le parti socialiste de son parrain. Pour Karine, qui a grandi à Nice, le déclic a aussi eu lieu une fois au Grand-Duché, lorsqu’elle rencontre, au début des années 2000, les membres d’Attac Luxembourg : « Par hasard, j’assiste à une conférence au Cercle Cité sur un ancien banquier, repenti, et là ça a fait tilt. Il avait trouvé les mots ». Quant à Magali, elle n’avait que douze ans lors de son réveil politique. Au Japon pour les 45 ans du bombardement de Nagasaki, elle se dit que ça y est, il y a la paix dans le monde, qu’on ne fera plus jamais la guerre. Mais, au même moment, la guerre du Golfe commençait. « Je n’ai plus rien compris », se remémore-t-elle.
Occuper l’espace public, faire entendre leurs voix, tout cela est selon ces femmes engagées un « contre-pouvoir super important », un moyen de se réapproprier la politique. Le chant, plutôt que les cris, est perçu positivement. « Pour une fois, on ne nous dit pas qu’on est trop militantes », affirme Karine, complétée par Céline : « Ni qu’on fait trop de bruit, qu’on exprime trop nos émotions, tout ça ». Et à Sophie de conclure : « On est valorisées et non critiquées, ça change ». Les membres de la Chorale militante Luxembourg sont persuadés que chanter ensemble leur apporte plus de confiance et leur permet d’avancer plus vite et plus loin dans leurs combats. Et pas besoin que la chorale soit au complet pour oser donner de la voix : « Dès qu’on est plus de trois, c’est bon », assure Magali, qui en veut pour preuve une chorégraphie à cinq devant l’ambassade américaine lors de la seconde investiture de Trump.