Samira Hodaei est absolument de son temps « dans l’esthétique de la globalisation et les techniques de communication ». C’est ce qu’on peut lire sur sa page internet. De la part de la galerie Valerius, c’est audacieux d’accrocher à ses cimaises des palmiers sans tête. C’est l’unique thème de la représentation où l’on peut lire l’hommage à la culture du palmier dattier de la région du sud de l’Iran dévastée par la guerre Iran-Iraq (1980-1988). Rien de bien affriolant a priori.
Des explications s’imposent d’emblée. Si on prenait la technique de Samira Hodaei à la lettre, on pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte de pointillisme. Mais le travail de cette artiste iranienne née à Téhéran en 1981 et qui vit et travaille à Berlin, n’a rien à voir avec le courant de l’art occidental d’un Seurat et les boules jaunes qui parcourent Headless Palms, avec les soleils arlésiens de Van Gogh. La façon de peindre de Samira Hodaei fait que les pixels de couleurs apparaissent comme des vues d’écrans.
En surface, cela peut apparaître beau, tellement c’est habile et c’est ce qui fait la force de l’art de Samira Hodaei. Cela lui a permis, jusqu’à présent, de passer entre les mailles du filet de la censure d’un des régimes devenu, depuis 1979 et la Révolution islamique, un des plus restrictif en matière de liberté d’expression. Notamment en ce qui concerne les femmes. Or, Samira Hodaei est exposée et reconnue en Occident, ainsi que dans les Émirats Arabes Unis. Ses portraits de femmes, Harem of the Heart ont été montrés en 2013 en Suisse, Philosophie of the bedroom à l’Abu Dhabi Art Fair en 2016, Cinema Europe au Künstlerhaus Bethanien à Berlin en 2018.
Son « tour de force », comme elle le dit à un magazine allemand, « c’est qu’on arrive toujours à tromper la censure ». Alors qu’elle montre le « vrai moi et du moi social des femmes ». Il est rare que Samira Hodaei s’éloigne de sa technique pointilliste en pixels de verre, directement appliqués au tube sur la toile. C’est pour elle une métaphore du monde virtuel pixelisé d’Internet en général, et, dans ses œuvres, aussi du brouillage par la censure iranienne, de la réception d’informations autres que celles de la propagande.
Il y a dans son travail encore d’autres niveaux de lecture liés à l’Iran. Ainsi, les points de verre sont recouverts d’un fine couche d’un vernis dont le matériau d’origine est… le pétrole. On a pu voir à ce sujet, à la Konschthal d’Esch à la fin de 2024 dans l’exposition Dis-placed II, une projection en parallèle de documents historiques montrant les points communs du travail des ouvriers du bassin minier luxembourgeois et des champs pétrolifères iraniens. Même la découverte des deux matières premières coïncide : c’est le début du 20e siècle.
Une autre forme d’expression de cette artiste aux multiples facettes, comme sa réalisation lors d’une résidence à la Bridderhaus, encore en parallèle avec la production de pétrole : une toile comme un filet, réalisée entièrement en gants des travailleurs. La notion de perte, qu’elle soit traditionnelle, historique ou identitaire habite littéralement Samira Hadaei. Ainsi aussi de l’exposition actuelle à la galerie Valerius avec Headless Palms.
Si le palmier dattier a nourri de génération en génération des familles de paysans, témoignant d’une production millénaire de la région du sud de l’Iran Arvand Kenar, la culture agricole et humaine a disparu avec les missiles qui ont décapité les palmiers lors du conflit Iran-Irak. Les palmeraies sont toujours là, les troncs des arbres droits comme autant de stèles mémorielles. On apprend, dans le texte qui accompagne l’exposition, que le palmier « faisait partie de la famille », en d’autres termes, « qu’il était une personne ». Ils sont morts, les palmiers et avec eux, la raison d’être des humains.
Samira Hodaei sait rendre belle la mémoire, si on se réfère à l’utilisation magistrale dont elle fait œuvre avec les points de peinture de verre disposés en trame régulière. On pense à la fabrication des tapis de haute laine au « noué main ». Il faut imaginer, quelle que soit la taille des tableaux (de 180 x 80 cm à 18 x 13 cm), la précision de l’application point par point. Les couleurs vives pour la terre ou le ciel (rose-rouge, bleu pétrole ou vice versa) rallument l’incendie et les boules jaune la trajectoire des tirs de missile (jaune-rouge-bleu) qui ont déchiqueté et mis le feu à « la reine des arbres ».
Sur deux très grands formats (180 x 80 cm), les palmiers ont encore leur couronne parmi les quatorze tableaux en tout. Leur tête, selon le sous-titre de la série, Find a Face est mise à mal. L’une brûle, les branches de l’autre sont comme des ailes coupées. On est au cœur de l’action de la destruction. Les moyen formats, majoritairement vus de face, sont des portraits d’après la bataille : que des troncs, plus de tête. Les corps-troncs ont le rouge du sang et le marron du brûlé. L’accrochage s’achève sur un triptyque (malheureusement séparé par une vente à l’unité), où les palmeraies sont traversées par un canal d’irrigation, à l’eau désormais saumâtre. La vue en perspective pénètre au fond de la région d’Arvand Kenar où règne maintenant le silence.