Les objets en lutte de Parrocchetti

Photo: Loïc Millot
d'Lëtzebuerger Land du 25.04.2025

Parce qu’elle est une femme, Clemen Parrocchetti (1923-2016) a été largement éclipsée de l’histoire de l’art. Trouver quelques informations sur elle relève du défi. Heureusement, le Frac Lorraine se tient à l’affût, poursuivant un patient travail de défrichage d’artistes invibilisées par des siècles de domination patriarcale. Ainsi en est-il de Clemen Parrocchetti, tout juste arrachée à l’oubli grâce à l’exposition monographique qui lui est dédiée, Dévorer la vie. Une première, en France.

Dessins, installations, sculptures et peintures de l’artiste italienne composent un parcours qui s’étend sur deux étages du Frac Lorraine. Au bout de l’escalier qui y mène, une première œuvre nous introduit dans le vif du sujet : il s’agit d’une Lettre d’amour (Lettera di amore, 1981) brodée sur toile de jute, qui restitue en détail les contours et les plis d’une enveloppe. De petit format, la pièce, ornée de sequins, nécessite d’être observée de près. Elle révèle après un laps de temps des formes équivoques : le rabat triangulaire de l’enveloppe peut aussi bien évoquer un sexe féminin, tandis que la toile de fond ressemble à une compresse, et donc à un hypothétique mal d’amour. Ce rapport douloureux et tourmenté, à soi comme à l’autre, qui est au cœur de cette lettre d’amour inaugurale, s’exprime à de nombreuses reprises au sein de l’exposition. Il se cristallise sur des motifs suppliciés et morcelés relatifs au corps féminin (bouches cousues, vulves, œil, sein), mais aussi bien sur les objets domestiques auxquels elle recourt dans ses assemblages – aiguilles, bobines, fils, seringues, poupées et jouets d’enfant, notamment.

Née en 1923 à Milan, Clemen Parrocchetti est issue de l’aristocratie lombarde, un héritage contre lequel elle va se retourner, tant bien que mal, qui lui donnera matière à son engagement. « La contestation fait partie de mon histoire, elle provient d’une éducation familiale trop rigide contre laquelle je me suis rebellée, mais que j’ai subie en partie. Mon amour du dessin et la peinture a été thérapeutique puisqu’il m’a aidé à dénouer des nœuds intimes, à me libérer de peurs et de fantasmes et à me donner l’illusion d’être libre. », déclare-t-elle. Formée à la peinture au milieu des années 1950 à l’Académie des Beaux-Arts de Brera (Milan), elle rejoint en 1978 le collectif d’artistes féministes Immagine, au côté de Milli Gandini, Mariuccia Secol, Mirella Tognola, Silvia Cibaldi et Mariagrazia Sironi. Alors que le droit à l’avortement vient tout juste d’être légalisé dans la Péninsule, elle participe cette même année à la Woman Art Society, première réunion nationale regroupant des travailleuses de la culture.

De cette période militante, la première salle du parcours présente une œuvre programmatique, Memento pour un objet de culture féminine (1973). Sur une plaque d’aluminium, Parrocchetti brode au fil rouge ces quelques mots en guise de manifeste, dans un geste associant la pratique de l’artisanat à un discours émancipateur : « Memento pour un objet de culture féminine composé de bobines et de diverses étoffes librement brodés avec des fils et des rubans et cousues sur une plaque (…) dénonce les conditions de vie de la femme traitée comme un sous-prolétariat pour attirer l’attention sur le problème racial discriminatoire / femme couds et tais-toi / femme pelote à épingles / femme matelas pour les coups bref / femme objet. » Ailleurs, une mini étagère rassemble les ustensiles modernes de la parfaite ménagère (casseroles, assiettes, cintres, mis en série), renvoyant la condition de la femme en Italie à un univers d’enfermement, purement domestique. D’œuvre en œuvre, on assiste à la mise en place d’un alphabet visuel, constitué de mots tissés, de symboles (le triangle, pour le féminin) et de motifs (le cœur, la seringue), dans la lignée musicale ou symphonique d’un Lucio Del Pezzo, par exemple. Dans Quatre étapes obligées pour une apothéose (1975), Parrocchetti dénonce au moyen de symboles les rôles traditionnellement assignés aux femmes. Chaque partie de la composition vise respectivement l’un de ces rôles : la seringue désignant l’infirmière, l’enfant emmailloté celui la mère, le seau et la serpillière pour la ménagère, enfin une fusette pour la couturière. La présence d’une croix nous rappelle que la religion catholique a largement contribué à maintenir cette situation des femmes. D’où le fait que nombre de ses œuvres possèdent un réveil, ainsi qu’elle le fait dans Métamorphoses d’une procession (Réveille-toi !, 1978), où un groupe de femmes est entouré d’étranges entités camouflées et menaçantes, en forme de pistolet. Un véritable appel à la sororité et à l’éveil des consciences qui répond au conditionnement et à la désagrégation du corps féminin, si souvent morcelé, fétichisé, particularisé dans ses œuvres textiles et ses peintures, où se reflètent les stéréotypes du male gaze.

Ultime direction de son œuvre plastique : l’animalité et la prédation, esquissant un rapport entre féminisme et écologie, entre l’humain et l’animalité. L’Italie des années de plomb, en pleine ébullition politique et débordement extraparlementaire, met en avant des figures polémiques comme le Marquis de Sade, ou s’empare du cannibalisme comme métaphore du néolibéralisme. L’occasion de prendre le mal à la racine, puisque le christianisme repose déjà sur une double injonction de nature anthropophagique (« Mangez, ceci est mon corps ; buvez, ceci est mon sang. », lit-on dans les Évangiles). Des films abordent en outre ce thème pour insister sur la nature prédatrice de la société de consommation, que l’on songe à Porcherie (1969) de Pasolini ou aux Cannibales (1970) de Liliana Cavani. De son côté, Parrocchetti s’intéresse à des formes de vie jugées secondaires, ou considérées comme nuisibles. Mites, blattes, puces, poux composent alors son environnement poétique, des insectes auxquels l’artiste s’identifie et confère des formes anthropomorphiques, comme dans cette Danse nuptiale entre deux puces amoureuses (2002). On entrevoit, dans la dernière salle de l’exposition qui s’apparente à un bestiaire monstrueux et métaphorique des relations entre hommes et femmes, un rapprochement entre domination masculine et les systèmes d’exploitation intensive de la nature par les humains. Se dessine dans toute sa nudité un cycle de la nature (naissance, dévoration et mort), commun à l’humain et à l’animal.

Soit ce que l’on nomme aujourd’hui l’éco-féminisme, une lutte transversale que le Frac Lorraine contribue largement à promouvoir ces dernières années. Et dont Clemen Parrocchetti serait, rétrospectivement, l’une des figures précurseures.

Loïc Millot
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