Violence domestique

Tristes sires

d'Lëtzebuerger Land du 30.10.2003

Elle est révolutionnaire, cette nouvelle loi. C'est un pied de nez royal aux pratiques et aux droits sacro-saints qui ont cautionné pendant des siècles la violence domestique, la bannissant dans le domaine privé, véritable lieu de non-droit, loin de tous les regards. Les verrous ont sauté, la société a non seulement un droit, mais un devoir de regard.

Certes, la violence domestique ne touche pas que les femmes et la loi en tient compte. Il n'en reste pas moins que, selon les estimations de la Commission européenne, dans 98 pour cent des cas, la violence est le fait de l'homme. 

D'abord, il faut savoir que cette loi abroge l'article 413 du code pénal qui rend excusables le meurtre, les blessures et les coups en flagrant délit d'adultère. Un coup de balai dans des textes poussiéreux dont il est difficile de croire qu'ils existent encore.

Ensuite, elle touche non seulement la violence conjugale - les scènes de ménage violentes entre époux -, mais aussi celle des couples non-mariés ainsi que leurs ascendants et leurs descendants. Il est donc possible qu'un petit-fils soit expulsé parce qu'il a battu sa grand-mère ou qu'un père soit mis dehors parce qu'il a «corrigé» son fils. C'est pour cette raison que la loi s'étend à la violence domestique et non seulement aux agressions conjugales. 

En pratique, les policiers se rendent sur place quand ils ont été avertis (le plus souvent par les victimes elles-mêmes ou par leurs enfants, moins souvent par les voisins - beaucoup se sentent manifestement plus incommodés par les bruits d'une fête que par la violence). Sur base d'indices comme les antécédents, les blessures, le désordre après une bagarre et le témoignage de voisins, les policiers prennent la décision d'en informer le substitut du procureur, qui devra trancher s'il faut expulser l'auteur des violences ou non. Si oui, celui-ci est embarqué, la police lui enlève les clés de la maison et il devra rester éloigné de son domicile pendant dix jours. Il n'y a aucun moyen de recours sauf une demande en annulation auprès du tribunal administratif après coup avec la possibilité d'un dédommagement.

Au cours des travaux préparatoires de cette loi, d'aucuns se sont fait de gros soucis pour l'agresseur, argumentant que les femmes maltraitées pouvaient se réfugier dans des maisons d'accueil, alors que les hommes - agresseurs - risquaient de se retrouver à la rue comme des chiens sans fourrière. Les services d'hébergement pour femmes en détresse sont cependant largement insuffisants pour les accueillir toutes - l'année dernière, 399 femmes et 460 enfants ont trouvé refuge tandis que 439 femmes ont dû trouver une autre solution. 

Pour la police se pose le problème de l'ordre public, craignant que certains expulsés aillent prendre une cuite et continueront les prises de bec et les bagarres dans les cafés. Le ministère de la Promotion féminine fournira donc une liste d'hôtels à bon marché pour héberger ceux qui n'ont pas moyen de passer dix jours chez des amis ou la famille.

D'un autre point de vue, on peut s'imaginer qu'ils ont intérêt à adopter un profil bas, car cette sanction blesse surtout par la perte de respect et de considération sociale. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce type de violence touche toutes les couches sociales : les cadres et même des professionnels de santé sont largement représentés. 

C'est sans doute parce que ces personnes sont financièrement aisées que certains critiques crient au scandale parce que le droit à la propriété et le droit d'habitation ne sont plus respectés : pour eux, le propriétaire d'une maison ne peut être expulsé de chez lui ! Or, la Convention européenne des droits de l'Homme stipule que ces droits ne s'appliquent pas si les droits fondamentaux ne sont pas respectés. Et si l'on connaît la logique très particulière des auteurs de ce type de violence, il est évident que l'ancien système les a confortés dans l'idée que c'était leur droit de terroriser et de battre leurs proches. Ils sont d'avis qu'ils ne sont pas responsables de leurs actes, que c'est la faute à l'autre qui l'a mérité, qu'ils ont été provoqués, etc. Et donc, qu'ils ont le droit de ne pas être inquiétés et que c'est à la victime de s'en aller, car elle seule porte toute la responsabilité - une vue trop souvent intériorisée et partagée par la victime et son entourage.

Cette vision des choses est automatiquement transmise aux enfants qui doivent plier bagage pour suivre leur mère dans un foyer. Le message est clair : la violence donne tous les droits (dans chaque classe scolaire, deux à quatre enfants sont en moyenne témoins chez eux d'une forme quelconque de violence envers leur mère au cours de l'année écoulée). L'expulsion de l'auteur du domicile commun sert à redresser cette image. Il a dix jours pour résoudre la devinette sur la responsabilité de ses actes. 

Dix jours pendant laquelle la victime pourra organiser son avenir. Après l'expulsion, la police en informera le Service d'assistance aux victimes de violence domestique qui prendra contact pour informer la victime sur ses droits. Pour Joëlle Schranck, responsable de Femmes en détresse, il serait même préférable d'être informée de toutes les interventions de la police en cas de violence domestique, donc aussi les cas où l'agresseur n'est pas expulsé parce que la police et le parquet estiment qu'une médiation est plus opportune pour résoudre la crise. Cela permettrait au personnel encadrant de suivre les dossiers, de connaître les antécédents et de prendre éventuellement contact avec la victime avant que la situation se détériore. L'association peut aussi se constituer partie civile si elle en a l'autorisation. Ainsi, elle pourra demander une prolongation de l'éloignement en référé pour trois mois au maximum. 

Sur demande, le juge pourra aussi défendre à l'agresseur de voir ses enfants chez lui ou de se rapprocher de la victime à une certaine distance. Il peut même assortir cette interdiction d'une amende versée à la victime en cas de non-respect. Cette mesure peut aussi être ordonnée indépendamment de l'expulsion, par exemple après une séparation, si la victime se sent menacée par son ancien conjoint. C'est d'autant plus important que la plupart des assassinats ont lieu après les séparations et non pendant la période ou agresseur et victime vivent sous le même toit ou ont une relation.

La loi a été rédigée dans le souci de protéger la victime. Même si l'expulsé essaie de rentrer chez soi avec des clés de réserve, c'est une violation de domicile. Néanmoins, un contrôle n'est pas prévu (en Suède, un contrôle électronique permet de vérifier que l'agresseur ne se rapproche pas ; en Norvège, des alarmes spéciales sont installées ; en Autriche, la police se rend sur place dans les trois jours qui suivent l'expulsion). Ici, la police n'est pas obligée de vérifier le respect de la sanction d'éloignement ou de l'interdiction de se rapprocher de sa victime. Donc, si l'énergumène est dangereux, il est clair que sa famille aura intérêt à déguerpir quand même pour chercher refuge dans une structure d'accueil spécialisée et encadrée.

Le commissaire en chef de la police grand-ducale Günther Reuter craint que cette loi ne devienne une arme à double tranchant : «En appelant la police, la victime s'expose davantage parce qu'elle met en marche tout un rouage qui sanctionnera son agresseur. Celui-ci aura tendance à exercer encore plus de pression et de la menacer plus que s'il n'y avait pas ce risque d'expulsion. Après l'éloignement, rien n'évite un contrôle occasionnel, mais si l'agresseur est de retour, il est difficile d'imaginer que l'agent sera accueilli les bras ouverts. Les portes resteront fermées de toute manière.»

Laurence Goedert, juriste au ministère de la Promotion féminine, est d'un autre avis : «La sanction est une mesure de dissuasion efficace qui sert surtout à exposer l'agresseur au regard des autres. Pour éviter de perdre la face, il aura intérêt à se contrôler.» Joëlle Schranck va plus loin : «Le fait que l'agresseur pourra être expulsé de son domicile sans l'accord de sa victime est extrêmement important. Comme c'est le Parquet qui ordonne cette mesure sur base des informations fournies par la police, la victime ne peut être considérée comme responsable. Son souci premier à elle, c'est d'arrêter la violence, pas de faire sanctionner l'auteur. L'État prend toute la responsabilité et transmet le message fondamental que la violence n'est plus tolérable.»

Police et Parquet ont donc un large pouvoir d'appréciation de la situation. La question qui préoccupe les agents est de savoir comment agir lorsque la situation n'est pas claire. Car il faut savoir que l'éloignement est possible même lorsqu'il y a un doute, quand il y a eu une tentative ou une menace d'agression. Pour Günther Reuter, le fait que la police compte beaucoup d'agents très jeunes pose problème : «Ce type d'intervention est l'une des plus délicates et plus risquées, c'est là où la majorité des policiers sont blessés ou même tués. Toujours parce que l'agresseur s'estime traité de façon injuste et qu'il est d'avis que les agents n'ont pas à mettre le nez dans ses affaires privées. Des jeunes policiers n'ont pas toujours l'autorité nécessaire pour faire face à ce type d'agresseurs.» C'est pour cette raison qu'ils suivent dix heures de cours sur la violence domestique - une formation largement insuffisante selon Joëlle Schranck. 

Pour le psychologue de la police grand-ducal, Marc Stein, le jeune âge des policiers n'est pas forcément un handicap. Il considère que la violence est une question de générations, qu'elle n'est pas toujours aussi légitime pour les jeunes que pour des personnes plus âgées qui ont été éduquées de manière autoritaire où les enfants étaient régulièrement corrigés par les parents et les enseignants. «C'est une autre mentalité et le fait que nous recrutons de plus en plus de femmes est aussi un bon signe. Elles savent mieux faire face à ce genre de situations délicates parce qu'elles ont une autre manière d'approcher les gens.»

Le psychologue met en doute que cette nouvelle loi va diminuer la violence. Elle a néanmoins le mérite d'éviter de «victimiser» une deuxième fois : «C'est une réelle reconnaissance de la victime en tant que telle qui a le droit d'être protégée.» Marc Stein est persuadé que les réticences et les incertitudes dans les rangs de la police vont disparaître dans quelques mois, lorsqu'ils auront acquis un certain savoir-faire : «Le fait que c'est le substitut qui prend la décision de sanctionner rassure et soulage l'agent qui n'a pas à prendre cette grave responsabilité.» 

La réalisation de cette loi ambitieuse dépendra donc du Parquet qui fixera la barre de «tolérance». Selon Günther Reuter, «si nous appliquons les textes à la lettre, cela signifiera une expulsion dans au moins 90 cas de violence domestique sur cent».

En outre, un comité de coopération sera mis sur pied dans les prochaines semaines, regroupant tous les acteurs concernés. Il devra suivre l'évolution et l'application de la loi et pourra proposer des changements en cours de route. 

Un aspect corollaire de cette nouvelle législation est l'encadrement psychologique de l'agresseur considéré lui-même comme un malade nécessitant un traitement. Dès le 1er décembre, le Planning Familial installera une ligne téléphonique pour être à l'écoute des auteurs de violence. Le ministère de la Promotion féminine avait aussi proposé des formations spécifiques pour les psychologues. Le résultat a été médiocre : une poignée seulement a répondu à l'offre. La ministre Marie-Josée Jacobs a aussi prévu la création d'un poste de psychologue l'année prochaine, chargé de s'occuper des agresseurs et de tenter d'interrompre le cycle de la violence.

«Il faut que les changements soient visibles, explique Marie-Josée Jacobs, l'application de la loi peut paraître brutale, mais il est urgent de redresser la barre et de faire comprendre à l'entourage que la violence domestique est inacceptable et concerne chacun. Les professionnels de la santé doivent aussi capter ce message, car lorsque nous nous sommes adressés au corps médical, les échos étaient rares. Je compte bien faire diminuer la violence, quitte à changer la loi sur différents points.» 

La mesure d'expulsion dépend donc surtout de l'appréciation et du courage de la police et du Parquet. En Autriche, cette loi n'a eu ses effets qu'après le meurtre d'une femme, ce qui a ensuite déclenché une avalanche de signalements auprès des autorités. Ici, les autorités pourraient faire mieux en intervenant avant le drame.

 

 

 

 

anne heniqui
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