Après le western, la SF, le fantastique, les histoires de cap et d’épée, le péplum ou encore le comics, Enrico Marini poursuit sa balade à travers les différents genres de la BD avec un polar magnifique, Noir burlesque.

Marini, la perfection en rouge et noir

d'Lëtzebuerger Land vom 24.12.2021

Quand Enrico Marini change de style, il tient à le faire savoir dès la couverture. Le dessinateur de Gipsy (sur un scénario de Thierry Smolderen), L’Etoile du désert (Stéphane Desberg), Rapaces (Jean Dufaux) et Le Scorpion (Stéphane Desberg), qui a déjà fait ses preuves en tant qu’auteur à part entière avec Les Aigles de Rome, change une nouvelle fois radicalement d’univers narratif et graphique avec son nouvel album Noir burlesque.

Si on peut regretter que l’auteur ne se soit pas foulé pour le titre, on reconnaît volontiers que ce dernier va directement au but. Car oui, il s’agit bien d’un polar dont le récit se déroule aux débuts des années 1950, principalement de nuit, dans une grande mégalopole de la côte Est des États-Unis.

Un récit de voyous, de mafieux, de vols, extorsions et de trafics en tout genre. Une histoire urbaine et ultra violente, faite de vieilles rancunes, de vengeances et de trahisons. Bref, tout ce qui fait un bon roman noir, le tout mélangé à l’univers feutré, festif et érotique des cabarets burlesques où, pour vivre, de jeunes femmes désinhibées se déshabillent et font tourner leurs poitrines généreuses et les têtes de quelques riches clients et de pas mal de voyous.

Le voyou s’appelle Slick. La danseuse burlesque Caprice. Alors qu’elle rentre, seule, la nuit dans son petit appartement sans charme, elle s’apprête à tourner l’interrupteur quand elle entend : « Pas besoin d’allumer ». C’est Slick qui parle, tapi dans la pénombre, un pistolet à la main. Puis il ajoute, « Je t’ai manqué ?». Les deux se connaissent, il n’y a pas de doute. Plus surprise qu’inquiète, la jeune femme demande à son tour : « Comment m’as-tu trouvée ?». Et lui de répondre : « J’ai suivi ton parfum. Tu es ravissante. J’hésite entre te tuer et t’embrasser ».

Le décor est planté. L’affaire s’annonce sérieuse, les dialogues sont bien ciselés, et très rapidement l’auteur va jouer des sous-entendus, des ellipses pleines de mystère, des flash-backs et autres rêveries pour encore mieux accrocher le lecteur immédiatement fasciné par ce dessin virtuose et sensuel.

Petit à petit on découvre que Slick et Caprice ont été en couple, qu’il est parti faire la guerre en Europe et qu’elle ne l’a pas attendu. Dans le besoin, elle a commencé à travailler dans différents clubs et que Rex, le boss de la pègre locale, a fini par la prendre sous son aile, puis tomber amoureux d’elle au point de la demander en mariage. Rentré au pays après s’être fait « consoler par les Françaises », Slick doit désormais rembourser les dettes de son beau-frère, un homme « de qualité mais qui gère mal l’alcool ». Il accepte donc, à contre cœur, de faire un petit boulot pour Rex. Bien évidemment, ça ne se passera pas comme prévu. Du coup, le boss, qui ne compte pas le laisser repartir aussi facilement, veut tirer profit de la situation, mais Slick, homme qui s’exprime plus avec ses poings qu’avec sa bouche, ne compte pas se laisser dicter sa conduite. D’autant que ses sentiments pour Caprice ne semblent pas être passés – et c’est réciproque !

À la fois ultra-violent et ultra-sensuel, ce Noir burlesque est un de ces albums qu’on devrait ressortir souvent de sa bibliothèque. Alors que ce premier tome contient 96 pages, soit le double d’un album franco-belge normal, il se lit avec aisance. Certes, le triangle amoureux est plutôt classique, mais l’atmosphère qui se dégage de ces décors urbains des années 50, avec ces gratte-ciels fumant toujours dans le fond, le rythme effréné et très filmique du récit, ces personnages tellement attachants avec leurs mesquineries tellement humaines et ces dialogues à l’irrévérence permanente qui ne sont pas sans rappeler ceux de certains films de Michel Audiard, font de ce livre un véritable page-turner.

Et puis, comment ne pas se laisser embarquer par ce graphisme incroyable ? Ce noir et blanc réalisé au crayon gras duquel s’échappent, à l’instar de ce qu’avaient fait Frank Miller dans Sin City et surtout Steven Spielberg dans Schindler’s List, de magnifiques incrustations de couleur, de rouges pour l’exactitude, parmi lesquelles la flamboyante chevelure de Caprice. Noir burlesque est un album avec beaucoup d’ombres et peu de lumière, au trait aussi nerveux que le récit et des cadrages choisis clairement en hommage au septième art, avec tout ce qu’il faut de champs, contre-champs, plans en cinémascope…

Si le récit est en très grande partie masculin et viril, voire phallocrate, époque oblige, Marini parvient à respecter les codes du Noir tout en faisant de son héroïne une femme forte, certes à la merci de son fiancé et de toute son organisation mafieuse, mais libre, intelligente et redoutable. Ce Noir burlesque est tout proche de la perfection, au niveau du récit, au niveau graphique, dans la psychologie des personnages, dans les dialogues… Clairement un des grands albums de 2021 ! Et l’histoire continue, un second et dernier tome est annoncé. Espérons qu’il arrive dès 2022.

Noir burlesque, T1, d’Enrico Marini. Dargaud

Pablo Chimienti
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