Les programmes électoraux face à « eis Finanzplaz »

La Patrie reconnaissante

Looking for Frieden : Anniversaire de Luxembourg for Finance, fin février
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 15.09.2023

La place financière est le grand non-sujet de cette campagne électorale, comme de la politique en général. Sa rente permet pourtant de financer le train de vie somptueux de la classe moyenne luxembourgeoise. Au début, cette manne offshore n’inspirait pas vraiment confiance. En 1979, le DP revendiquait ainsi « daß der Anteil der Einnahmen aus dem internationalen Bankgeschäft nicht zur Deckelung von permanenten Ausgaben herangezogen werden sollte, die sich jährlich erneuern ». Aujourd’hui, elle est considérée comme une évidence naturelle. Les lobbyistes bancaires s’attendent à plus de gratitude et de reconnaissance. « Tout le monde en profite, mais la fierté n’y est pas », se désole le nouveau CEO de l’ABBL, Jerry Grbic, comme le faisaient ses prédécesseurs avant lui. Dès que « la Place » devient l’objet du débat politique, ses représentants se rebiffent. Dans une récente publication du think tank patronal Idea, Jean-Jacques Rommes cite ainsi « le dénigrement endogène de la place financière » parmi les symptômes du décroissantisme. Tout comme il critiquait, en 2017, « un Parlement composé à trois quarts de fonctionnaires, d’élus communaux et de syndicalistes ». Mais la défense du « bifteck luxembourgeois » est considérée trop importante pour la laisser aux électeurs et aux politiciens. Elle est devenue l’affaire de la technostructure. De Pierre Gramegna à Yuriko Backes, en passant par Nicolas Mackel, ce sont les diplomates de carrière qui sont appelés à l’assurer.

« Wir werden dem Finanzplatz zu einem einwandfreien Ruf verhelfen », annonçait le CSV en 2013. Mais ce sera à un ministre libéral de nettoyer les écuries d’Augias. Avant le Muechtwiessel, le DP estimait encore qu’en abandonnant le secret bancaire, le gouvernement CSV-LSAP aurait « vorschnell wichtige Trumpfkarten unseres Finanzplatzes aufgegeben ». Au bout d’une mandature, le même parti se congratulait : « Die mutige Entscheidung das Bankgeheimnis aufzugeben hat sich als goldrichtig herausgestellt ». Le DP a été très vite rattrapé par les réalités. Sur la décennie passée, il a édulcoré ses positions. Ce glissement devient apparent sur la question de la capture réglementaire. Par le passé, les libéraux en faisaient ouvertement l’apologie. En 2013, le DP plaidait pour la création d’une « Steuer-Taskforce, die sich aus privaten und öffentlichen Akteuren zusammensetzt und in der wir das enorme steuerpolitische Know-how des Finanzplatzes der öffentlichen Hand zunutze machen wollen. » En 2018 encore, il voulait renforcer le Haut Comité de la place financière (HCPF) « um die Produkte und Dienstleistungen für die Akteure des Finanzplatzes zu entwickeln und zu verbessern ». En 2023, le DP promet toujours de « continuer à renforcer » cet organe public-privé, mais il en circonscrit désormais la mission à la « coordination » de l’implémentation des régulations. (Le programme du CSV reste, lui, très expéditif : « Zusammenarbeit zwischen den einzelnen Akteuren weiter ausbauen ».)

La ministre libérale des Finances explique qu’elle veut « démystifier » le HCPF et le rendre plus transparent, « par exemple en lui donnant un site web ». Elle pourrait « éventuellement » s’imaginer en publier les noms des membres. Et d’assurer : « Do ass nix regulatory captury ! Du moins depuis que je suis ici, aucune loi n’a été écrite par le HCPF. » Ce dernier se bornerait à livrer « de l’input, des analyses, des réflexions ». Le Haut comité a été créé en 2009 comme ersatz de la CAIL, un acronyme qui désignait la « Commission chargée d’étudier l’amélioration de l’infrastructure législative de la place financière ». Présidé par la ministre, le Haut comité réunit actuellement les bonzes des banques, des Big Four et des grands cabinets pour des causeries qui restent souvent sans suites. La CAIL, par contre, était une toute autre bête. Elle mobilisait les spécialistes de la place sous l’égide de la CSSF. Avec son arborescence de sous-commissions, elle était d’une redoutable efficacité. Dans les années 1980 à 2000, une kyrielle de règlements et de lois ont vu le jour « sous la plume des avocats et autres contributeurs de la CAIL », relatait, en février, Catherine Bourin devant la Conférence Saint-Yves. L’ancienne membre du comité de direction de l’ABBL (elle vient de rejoindre le ministère de la Justice) attribuait entre autres les fiducies, les mandats post-mortem, les titrisations, les FIS et les sociétés de gestion de patrimoine familial aux ghostwriters passés de la CAIL.

En 1993, un jeune avocat est coopté dans cette fabrique à produits normatifs. Une première consécration pour ce diplômé de Harvard et de Cambridge. C’est à titre personnel qu’il siège aux côtés de compradors comme le notaire Jacques Delvaux, l’avocat Jean Hoss ou les régulateurs Yves Mersch et Jean-Nicolas Schaus. Une année plus tard, il est élu député sur la liste du CSV. En 1998, il entre au gouvernement et démissionne de la CAIL. Avant d’être nommé ministre du Trésor, Luc Frieden corédigeait donc déjà, de manière plus ou moins confidentielle, des projets de lois. Trente ans après son entrée dans le cénacle des notables, il reste droit dans ses baskets blanches. Le nouveau #Luc ressemble beaucoup à l’ancien Monsieur Frieden. Les discussions sur les rulings seraient « absurdes », estimait le Spëtzekandidat du CSV la semaine dernière face à Reporter. (Il a quand même eu un petit repentir : « Dat eenzegt, wou ech eng Autokritik maachen, ass dass den Taux d’imposition vun enger Rei Gruppen aus der Perspektiv vun haut ze niddreg war ».) Pour le reste, il persiste et signe : « Et kënnt kee bei eis einfach sou, wéinst de schéine Bierger oder dem Mier… Also muss d’Fiskalitéit dozou bäidroen, dat een eng Rei Aktivitéiten unzitt ». Dans l’édition d’octobre de Paperjam, il réitère le mot d’ordre : « Il faut tout faire pour maintenir cette compétitivité ». Frieden dit tout haut ce que Bettel et Backes préfèrent taire. Lorsqu’il est interrogé sur la compétitivité, le Premier ministre se montre pudique, parlant de tout (« paix sociale », offre scolaire, mobilité), sauf de fiscalité. Son côté « cash » rend Luc Frieden séduisant pour les électeurs droitiers du DP, frustrés par un Premier ministre qu’ils estiment trop « sozial-liberal ». Xavier Bettel a laissé un flanc découvert.

Les programmes électoraux du CSV et du DP se recoupent en larges parties. Comme un jeu de bingo : L’impératif du « first mover », abstention de « goldplating » des directives : Réguler a minima, et surtout pas de nouveaux impôts frappant le capital. Le tout est enjolivé de quelques slogans sur l’importance de la « green finance ». Celle-ci était encore entièrement absente des programmes de 2009. Le CSV mettait alors « les investissements philanthropiques » dans la vitrine, tandis que le DP optait pour les « Sharia-konforme Investmentfonds ». (Seuls les Verts proposaient déjà de créer des « fonds pour les énergies renouvelables ».)

L’ADR pousse la logique de Frieden à l’extrême. Le parti populiste tente de se profiler comme le défenseur le plus « conséquent » du centre financier et promet « net bei all Leak op d’Knéie [ze] falen ». Il fait l’apologie d’une place amorale : « Mir wëllen keng Politiséierung vun der Finanzplaz, zB iwwer kontraproduktiv Sanktiounen. […] D’Finanzplaz soll och net mat ekologeschen oder anere politesche Fuerderungen iwwerluede ginn. » L’ADR finit par se fourvoyer dans ses propres contradictions. D’un côté, il hystérise la question de la croissance, de l’autre, il plaide pour un « geschäftsfrëndlecht Klima » et veut accueillir les investisseurs étrangers « mat openen Äerm ». Il se dit ainsi favorable à des cadeaux fiscaux qui permettraient d’attirer « esou Leit op Lëtzebuerg », entendant par là du « personnel très spécialisé et qualifié », capable de faire tourner le centre financier. Keup & Co. appellent à la « Verteidegung vun der nationaler Souveränitéit » contre les « international an europäesch Organisatiounen an Institutiounen ». Quand l’ADR parle de souveraineté, il pense surtout à sa commercialisation. Cet éloge de l’offshore coexiste avec une certaine Heimattümelei. Le programme de 2013 stipulait ainsi à propos des banques de détail : « Die erste Kontaktsprache, zB am Telefon, soll stets Luxemburgisch sein ».

Des cinquante dernières années, le LSAP en a passé quarante au pouvoir. En 2023, les socialistes se rendent compte qu’il serait temps de « contrecarrer la course au moins-disant [fiscal] » et de « bannir les pratiques agressives en matière de fiscalité des personnes physiques aisées ». En 2018, le parti en appelait vaguement à un secteur financier « plus éthique » ; en 2013, il le voulait « propre », c’est-à-dire ne reposant plus sur « des niches fiscales ou une régulation faible ». Si la critique du LSAP s’est faite plus pointue, cela est beaucoup dû à Franz Fayot. Influencé par la lecture de Thomas Piketty, il s’est progressivement éloigné de son milieu socio-professionnel. En 2014, le député Fayot réfléchit ainsi à voix haute sur l’opportunité d’un impôt sur l’héritage ; une proposition très peu du goût de ses associés de chez Elvinger Hoss Prussen (EHP). Au printemps 2015, il quitte cette forteresse de la notabilité et monte un « cabinet de niche » spécialisé en insolvabilité, avec son confrère Laurent Fisch (qui figure aujourd’hui sur la liste Est de Déi Lénk). Les interventions du député gagneront en radicalité, critiquant « la monégasquisation du Luxembourg » et « la pression de l’argent et des milieux d’affaires régnants ». L’ancien d’EHP réussit ainsi à se profiler comme militant de la justice fiscale. Fayot nommé ministre, Dan Kersch s’est emparé du sujet pour se démarquer des partenaires de coalition.

Dans la revue d’histoire Hémecht, Viola Merten remonte aux origines du grand consensus qui entourait la place financière. Se basant sur les programmes électoraux de 1974 à 1989, l’étudiante trévoise retrace la formation d’une sainte alliance autour de l’offshore. Si celle-ci paraît naturelle pour la droite conservatrice et libérale, elle l’était beaucoup moins pour le LSAP et le KPL. En 1974 encore, les socialistes fustigeaient le rôle du Luxembourg comme « Steuerparadies für das internationale Kapital » et proposaient d’introduire une « Besteuerung der Holding-Gesellschaften nach den bei unseren Benelux-Partnern geltenden Regeln ». Cinq ans plus tard, le LSAP a radicalement changé de position. Il plaide désormais en faveur d’une « Konsolidierung und den weiteren Ausbau des Finanzplatzes nicht zuletzt im Interesse der Arbeitsplatzbeschaffung ». En 1989, les socialistes s’opposent à la retenue à la source qui menacerait « unseren Finanzplatz [...] und somit den von der Luxemburger Allgemeinheit aufgebauten Wohlstand und den sozialen Frieden ». Le KPL adopte le même prisme nationaliste. La place bancaire ne devrait pas être remise en cause « durch von außen diktierte Maßnahmen », écrivent les communistes dans leur programme de 1984. Celui de 1989 proclame : « Die Interessen unseres Landes müssen gewahrt bleiben ! »

La crise financière de 2007-2008 provoque une première mais passagère introspection, dont témoigne la campagne de 2009. Le CSV se lamente alors d’une « Abkehr von den Grundregeln und den Kardinaltugenden der Sozialen Marktwirtschaft ». Le DP s’offusque des « profitgetriebene Hasardeure », mais monte aussitôt la défense. Ce ne serait pas le moment de scander des « Anti-Globalisierungssprüche ». Il faudrait au contraire combattre « résolument » toute « Zweckentfremdung der freien Marktwirtschaft ». À l’électeur, le LSAP recommande la « sozialistische Wirtschaftskompetenz », incarnée par Jacques Poos, Robert Goebbels et Jeannot Krecké. Déi Gréng en appellent « à se libérer de cette dépendance extrême », plaidant implicitement pour un sevrage progressif.

Durant les « roaring 80ies », seuls les Verts avaient osé maintenir une position internationaliste et tiers-mondiste par rapport à la place bancaire. « Ist es zu vertreten, daß wir uns dieses Finanzparadies leisten, das als Preis die menschenverachtende Moral des Geldes hat », demande la GAP en 1989. En 2013, les Verts mettent en garde contre les pratiques d’optimisation fiscale qui risqueraient de se muer « zum nächsten Stein des Anstoßes ». (C’était à peu près une année avant Luxleaks.) En 2018, le parti plaide encore pour « une politique fiscale européenne harmonisée ». La proposition a disparu du programme de 2023. Les Verts se concentrent désormais sur la décarbonisation de l’industrie financière. Ils pensent y arriver par une « transparence accrue » et des incitants fiscaux, par des « labellisations » et des « équipes d’investissement » spécialisées. Sans oublier un « responsable de la durabilité » dans chaque conseil de surveillance. Les Pirates disent plus ou moins la même chose, mais d’une manière beaucoup plus sommaire. La partie « Fir eng Finanzplaz déi prett ass fir d’Zukunft » occupe moins de place dans le programme que celle intitulée « Handel mat liewegen Déieren reduzéieren ».

Fin 2022, les lobbyistes de l’ABBL ont fait le tour des politiciens pour placer leurs messages en amont des législatives. Ils ont rendu visite à tous les partis représentés à la Chambre, à l’exception de Déi Lénk. « Nous étions d’avis que cela aurait été un peu un dialogue de sourds », dit Jerry Grbic. Les positions de Déi Lénk sont pourtant peu empreintes de bolchévisme. La « socialisation des banques », revendiquée dans le programme de 2013, a disparu de la version 2023. Dans l’actuelle édition de Paperjam, David Wagner compare la place financière à « une prison dorée ; mais une prison quand même ». Le programme de Déi Lénk est le seul à toujours vouloir « réduire la dépendance » à un secteur financier, qualifié, en 2009, de « surdimensionné » par le parti.

Sur d’autres points, les propositions de Déi Lénk se recoupent avec celles du LSAP et des Verts. Les trois partis de gauche proposent ainsi la réintroduction de l’impôt sur la fortune. Les socialistes le font sans enthousiasme, promettant d’en « analyser la possibilité ». Pour que cet impôt ne se révèle pas (de nouveau) un tigre de papier, ils se disent prêts à abolir le secret bancaire pour résidents. Mais tout cela reste hautement théorique. Le LSAP sait s’arranger avec ses principes, une flexibilité qui est la cause et l’effet de sa longévité au pouvoir. Interrogée sur la place financière par Paperjam, Paulette Lenert recycle le genre d’éléments de langage que les lecteurs du magazine économique aiment entendre : « pragmatique, agile, anticiper et rester attractif ». Taxer très peu une très grande masse de capitaux pour financer l’État social luxembourgeois, c’est le mystère de la transsubstantiation sociale-démocrate.

Bernard Thomas
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