Les musiciens de jazz du Luxembourg s’exportent, portés par des ambitions personnelles et des soutiens publics

En mode majeur

La formation Marc Demuth au Edinburgh Jazz and Blues Festival en 2023
Photo: Ben Glasgow
d'Lëtzebuerger Land du 30.05.2025

Cet été, le jazz luxembourgeois rayonnera d’une manière assez inédite à l’étranger. Début juillet, le festival Jazz à Vienne et ses 200 000 festivaliers accueilleront six formations locales : le trio Reis Demuth Wiltgen, le Daniel Migliosi Quintet, Dock in Absolute, Arthur Possing, le trio Singulär et KLEIN. Mi-juillet, cinq autres projets iront défendre les couleurs du Grand-Duché au Edinburgh Jazz & Blues Festival, à savoir les groupes autour de Maxime Bender, Michel Meis et Veda Bartringer, le quatuor Saxitude, ainsi que Joël Metz, engagé dans un projet collaboratif avec des musiciens écossais. Ce double coup de projecteur n’est pas un hasard, mais le fruit de partenariats entre ces festivals et Kultur: LX, chargé de promouvoir les artistes luxembourgeois à l’international. D’autres initiatives confirment ce dynamisme, comme la tournée de cinq dates au Royaume-Uni du Benoît Martiny Band en juin et celle de Greg Lamy au Portugal, à la même période. On peut y voir la preuve d’un succès.

En quinze ans, les concerts à d’artistes locaux à l’étranger ont été multipliés par cent. Les musiciens de jazz les plus en vue se produisent fréquemment hors des frontières, et certains d’entre eux tournent à l’échelle mondiale. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution : une concentration exceptionnelle de talents proportionnellement à la population, des artistes formés à l’étranger et donc ouverts vers l’international, un environnement polyglotte, ainsi que si le soutien du ministère de la Culture et d’organismes comme la Sacem Luxembourg. Cela étant, le déplacement des artistes à l’étranger n’est qu’un des leviers d’une exportation réussie. Un second levier repose sur les collaborations avec des musiciens étrangers et un troisième concerne la consommation effective de leur musique dans d’autres territoires. À la lumière de ces éléments, une question s’impose. Le jazz luxembourgeois, malgré des progrès visibles sur le plan de la mobilité, parvient-il réellement à s’exporter en profondeur et à s’imposer durablement sur la scène internationale ?

Un retour en arrière permet de mieux saisir le chemin parcouru. Le jazz a fait son apparition au Luxembourg dans le sillage des 40 000 soldats américains stationnés après l’armistice de 1918. Cette musique s’installe peu à peu dans les cabarets et bals où des formations locales ont émergé dès les années 1920. Pendant six décennies, la scène s’est développée autour de lieux emblématiques et de musiciens passionnés. Dans les années 1980, l’impulsion de Gast Waltzing pour la création du département Jazz du Conservatoire de la Ville de Luxembourg marque un tournant. Cette structuration a initié une véritable professionnalisation. L’export restait cependant marginal et cantonné aux régions limitrophes. Dans les années 2000, des signaux positifs ont émergé comme le label WPR Jazz, fondé par Maggie Parke et le même Gast Waltzing, qui a publié les premiers albums de Jeff Herr Corporation, Benoît Martiny et Michel Reis. Sa création a d’ailleurs coïncidé avec la première participation officielle du Luxembourg au Marché international du disque et de l’édition musicale (Midem) en 2005 à Cannes, où les professionnels de l’écosystème de la musique venus du monde entier ont découvert les musiciens autochtones, de jazz en particulier. Dans ces années-là, Pascal Schumacher s’est aussi imposé comme une figure de proue et a eu un écho international inédit.

En 2009 Music:LX est créé, (aujourd’hui englobé dans Kultur:LX), un bureau d’export musical confié à Patrice Hourbette, alors à la tête du bureau français à Londres. Son action, notamment pour le jazz, a été probante et globalement saluée. Certains artistes ont cependant estimé avoir été laissés de côté ou traités de manière inégale. Ils ont critiqué des critères d’accompagnement jugés trop stricts, notamment celui d’avoir déjà donné cinq concerts à l’étranger dans des salles crédibles pour pouvoir postuler. Patrice Hourbette rappelle de son côté que le contexte imposait un certain niveau d’exigence. « À l’export, on se retrouve en concurrence avec la terre entière. Être un très bon artiste ne suffit pas. L’export demande un engagement de tous les jours, un travail important, une motivation hors norme. Nous avons essayé d’aider des artistes moins installés, mais souvent cela n’a rien donné. La sélection des artistes, ce n’était pas Music:LX qui la faisait mais le marché européen ». Patrice Hourbette souligne encore l’importance d’un quatrième levier d’export, la renommée : « Tout le travail à l’export consiste à développer la notoriété d’un artiste ». Aujourd’hui, les critères de soutien de Kultur:LX paraissent moins stricts mais aussi moins définis. Clémence Creff, chargée de mission, précise qu’au-delà de la nationalité ou de la résidence, les artistes doivent démontrer un réel ancrage local. « Il est important de contribuer à la communauté artistique du pays. Cela passe par la reconnaissance de ses pairs, une interaction avec d’autres artistes locaux, ou le fait d’avoir une activité régulière dans des lieux de diffusion culturelle du territoire ».

Rester prof

Dans le cas du festival Jazz à Vienne, Kultur:LX s’est contenté de relayer l’appel à candidatures sans intervenir dans la sélection pour que le programmateur conserve « sa neutralité et sa vision artistique ». Guillaume Anger, directeur artistique de Jazz à Vienne, reconnaît sa faible connaissance de la scène luxembourgeoise. « On connait surtout les musiciens qui ont déjà collaboré avec des artistes français. Les artistes luxembourgeois ne sont pas forcément identifiés de manière individuelle par les programmateurs ». D’où l’importance des collaborations internationales. Il dit par ailleurs avoir été surpris par le faible nombre de candidatures reçues, une quinzaine seulement. Pourtant, Clémence Creff précise que l’appel à candidature a été partagé au plus grand nombre. « Nous avons encouragé les artistes et groupes émergents à se positionner, le festival étant connu comme un important tremplin avec des scènes dédiées justement à l’émergence ». Guillaume Anger tempère : « C’est peut-être dû à un problème de diffusion ou de temps, néanmoins la qualité était bien là ».

La vague de talents jazz révélés entre 2013 et 2015 (on pense notamment à Pol Belardi, Pit Dahm et Jérôme Klein) présente des parcours similaires : Passage par le Conservatoire, études à l’étranger (à Bruxelles ou à Amsterdam), participation à des formations internationales, productions de projets sur des labels étrangers (basés en France, en Allemagne, en Suisse ou en Slovaquie). En somme, une carrière tournée vers l’international, tout en restant ancré localement à travers l’enseignement. Ce schéma semble se prolonger chez la génération suivante, d’Arthur Possing à Veda Bartringer. Cette dernière a d’ailleurs tapé dans l’œil de Fiona Alexander, productrice exécutive du Edinburgh Jazz & Blues Festival, lors d’un speed dating organisé en marge du festival Like a Jazz Machine l’an dernier, ce qui lui vaut d’être programmée en Écosse. Pour Fiona Alexander, le jazz luxembourgeois a bien un son reconnaissable, une identité propre. Certes, difficile à définir, mais en comparant à d’autres scènes européennes, notamment écossaise, elle y perçoit « une attention particulière portée à l’improvisation et à la mélodie ».

Les artistes bougent, collaborent, mais leur musique est-elle réellement écoutée à l’étranger ? La Sacem Luxembourg, société de gestion collective des droits d’auteurs, ne tient pas de statistiques par genre musical mais « observe une augmentation de la diffusion sur les territoires où les artistes se produisent », ce qui semble indiquer que lorsqu’un concert à l’étranger est réussi, la musique reste.

En novembre 2024, le Greg Lamy Trio s’est produit en Inde, dans la région de Delhi, lors d’une tournée organisée en collaboration avec l’agence Gatecrash, avec le soutien du ministère et de l’Ambassade du Luxembourg. Cette démarche personnelle a rencontré un bel écho sur place, en étant notamment relayée par le Indian Times. Elle a permis aux musiciens de réseauter, de rencontrer des artistes et des promoteurs locaux en vue de collaborations et de programmations futures. Cette première tournée, pensée comme une prise de température, devrait en appeler d’autres. Surtout, Greg Lamy a constaté un net accroissement de l’engagement du public indien sur ses réseaux sociaux et plateformes de streaming. « Le public indien est jeune et enthousiaste. Il est à fond dans le digital. Je ne vais pas dire que cela a provoqué un buzz mais j’ai tout de même ressenti un intérêt ».

Succès au Japon

Sur YouTube, dans la section commentaires du clip Submission de Dock in Absolute, on observe des commentaires d’auditeurs enthousiastes indiquant les avoir en vue en concerts dans leurs pays respectifs, en Grèce, en Roumanie, en Pologne, en Ukraine et au Japon.

Ces deux exemples ne suffisent pas à démontrer une consommation régulière du jazz luxembourgeois sur ces territoires, mais ils indiquent une certaine résonance. La quantifier précisément supposerait de compiler ventes, streams et fiches Sacem de chaque artiste, ce qui semble difficile à mettre en œuvre. En outre, l’importance du streaming au Luxembourg reste à mesurer. Hormis Pascal Schumacher, qui affiche un chiffre assez impressionnant de 32 000 auditeurs mensuels sur Spotify, la plupart des formations ou artistes en solo reconnus tournent autour du millier. La répartition géographique de ces auditeurs reste, par ailleurs, inaccessible au public.

Un exemple concret d’export réussi, mobilisant les quatre leviers (mobilité, collaboration, consommation et notoriété), est celui de Michel Reis au Japon. L’histoire commence au Berklee College of Music. Il y a rencontré les musiciens japonais Akihiro Nishiguchi et Takashi Sugawa, avec qui il a fondé un quartet. Depuis, Reis a donné une soixantaine de concerts sur place. Il travaille avec un manager et un label local, Mocloud Records, qui a réédité plusieurs de ses albums pour un marché japonais très friand de jazz. Il y a aussi exporté son trio Reis Demuth Wiltgen et a facilité, en retour, des tournées européennes pour ses partenaires nippons. Fin 2024, le mégastore Tower Records Shibuya, un des plus grands et influents disquaires au monde situé en plein cœur de Tokyo, a placé son album Short Stories en tête de gondole jazz, entre Ahmad Jamal et Keith Jarrett. Rien de moins.

Lucide, Michel Reis rappelle toutefois que l’export n’est pas un luxe : « Il est parfois plus facile de jouer à l’étranger qu’au Luxembourg ». En cause, le nombre restreint de salles et la crainte de lasser le public. « On est obligés de jouer à l’étranger », dit-il. Désireux de limiter son empreinte carbone, il envisage désormais de cibler des territoires limitrophes inexplorés : « Il y a beaucoup de belles salles en Belgique où je n’ai pas encore eu la chance de jouer ».

Kultur:LX promeut 27 formations dans son dernier catalogue à destination des professionnels du secteur « Jazz from Luxembourg Vol. 4 – 2025 ». Elles ne représentent pourtant qu’une fraction d’un vivier bien plus vaste. Parmi les artistes un peu moins mis en avant par les institutions, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, beaucoup n’ont pas la chance de voir leur musique s’exporter. Certains, solidement enracinés localement, s’en accommodent très bien ou feignent de s’en satisfaire. D’autres, moins. Voilà un autre paradoxe : Les professionnels du secteur s’accordent à considérer que pour faire carrière au Luxembourg, quoi que cette expression recouvre, s’exporter reste une nécessité. Il demeure donc des marges d’action, tant pour les institutions que pour les artistes et la presse, qui a, elle aussi, un rôle à jouer.

Kévin Kroczek
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