Une nouvelle « attaque » vise l’écosystème luxembourgeois des soparfis, en marge de la première intervention publique de la ministre des Finances, sur le thème de la fiscalité internationale

Jeu de dupes

Yuriko Backes remet à ses collaborateurs  du ministère une boîte  de chocolats Oberweis offerte par l’organisateur, l’UEL. Sous
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 14.01.2022

Intro Mardi 14h30, rue Érasme au Kirchberg, le président de la Chambre de commerce Luc Frieden attend patiemment l’arrivée de sa « successeure (indirecte) », comme il aime le rappeler. Yuriko Backes (DP), passe une bonne partie de sa quatrième journée de ministre des Finances avec un élément clé du dispositif de Pierre Gramegna (DP), son (véritable) prédécesseur rue de la Congrégation. Il s’agit de Pascal Saint-Amans, directeur fiscalité de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Au programme ce mardi : point d’étape sur les débats de fiscalité internationale qu’il conduit, notamment l’impôt minimum sur les sociétés en cours de finalisation, qui font trembler la communauté d’affaires locale, déjeuner au Bouquet garni, « le restaurant préféré de Jean-Claude Juncker », glisse-t-on à l’oreille de l’invité français, puis rendez-vous avec le patronat sur son terrain pour une conférence sur la fiscalité organisée par l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL). L’organisation de l’événement a débuté en novembre, avant l’annonce du départ de Pierre Gramegna. Yuriko Backes n’a donc pas pris l’initiative d’inviter Pascal Saint-Amans, « mais elle aurait pu annuler sa participation », souligne-t-on dans son entourage. Une preuve que la nouvelle ministre marche dans les pas de son prédécesseur.

Throwback Sous l’ère Gramegna (2013-2021), Pascal Saint-Amans a été érigé en héraut de la réhabilitation fiscale du Luxembourg (d’Land, 9.8.2019). Le haut fonctionnaire international, 53 ans, s’est rendu au chevet du Grand-Duché moins d’un mois après que celui-ci a été cloué au pilori par les révélations Luxleaks de novembre 2014, « la plus grande attaque contre le Luxembourg depuis la Seconde Guerre mondiale », selon les termes de Pierre Gramegna sur les ondes de RTL Radio samedi dernier. Ainsi en décembre 2014, alors que le pays était vilipendé dans la presse internationale pour avoir, dans des dimensions industrielles, accordé des traitements fiscaux avantageux aux multinationales, Pascal Saint-Amans, qui travaille à la convergence des normes fiscales internationales, assurait à contre-courant que le Luxembourg devenait un bon élève… alors que le pays se trouvait encore officiellement sur la liste de noire du Forum mondial pour la transparence fiscale que le Français chapeaute. Le Luxembourg y avait été placé en 2013 à cause de l’obstination du gouvernement précédent (CSV) à maintenir le secret bancaire luxembourgeois, contre vents et marées. Il a été réhabilité à l’été 2015 après avoir embrassé, dans une mesure convenue (assistance mutuelle en matière fiscale, fin des actions au porteur, échange d’informations), sous les ordres de Pierre Gramegna. « J’ai vraiment le sentiment que Jean-Claude ­Juncker et son ministre des Finances Luc Frieden ont fait preuve d’un manque de sincérité. Ils ont affirmé vouloir prendre des mesures en matière fiscale, mais ont retardé autant que possible leur action concrète, s’accrochant à la manière de fonctionner qu’ils connaissaient depuis des décennies », a ainsi témoigné Pascal Saint-Amans dans un entretien à Paperjam publié le 21 décembre dernier. 

Old friends (or so) Ce mardi après-midi, la porte tournante de la Chambre de commerce finit sa rotation et livre les éminences attendues. Yuriko Backes, qui prononcera dans quelques minutes sa première allocution publique en tant que ministre, est accueillie par le président de l’institution patronale. Luc Frieden salue ensuite Pascal Saint-Amans. « Ça faisait longtemps », remarque le Français. Il poursuit son small talk un peu faux-cul. « Même silhouette… » Mais pas le même profil. Pascal Saint-Amans s’adresse aujourd’hui au grand-duc du patronat (d’Land, 17.01.2020), un statut (accessible par sa fonction de président de Bil ; Luc Frieden est par ailleurs avocat d’affaires chez EHP) dénué de pouvoirs formels, mais fort d’un réseau et d’une certaine influence. Une fois descendu au sous-sol du bâtiment pour la conférence en tant que telle (les VIP effectueront les discours introductifs et s’en iront une fois les formalités accomplies), le lobbyiste en chef s’adresse à son « amie » Yuriko Backes qu’il a notamment côtoyée quand elle était sherpa de Jean-Claude Juncker. Luc Frieden insiste (en anglais, langue choisie pour la conférence en présence d’invités d’horizons lointains) sur sa « très longue expérience de ministre ». « Taxation will remain one of your priorities (…) in the years to come. Taxation will remain high on your agenda as it has been on my agenda as a lawyer, as president of the Chamber of Commerce, as minister. (…) Taxation remains a key element when it comes to the competitiveness of an economy. (…) One size fits all ? No. It’s not possible and it’s not desirable. » Luc Frieden récite son laïus pour la compétition fiscale à tous crins, répète sa hantise de l’harmonisation (« no system should be at the expense of the geography of some countries ») et tend la main à la ministre pour collaborer, expliquer les préoccupations des entreprises qu’il représente, « le cœur de l’économie ».

Touche diplomatique Yuriko Backes répond à Luc Frieden dans la langue de Dicks, soulevant ce « besonnesch Éier » d’être accueillie par « un illustre prédécesseur  ». La nouvelle ministre salue Pascal Saint-Amans dans la langue de Molière et relève « ses relations étroites » avec son prédécesseur, qu’elle honore, dans la langue de Shakespeare, pour ses huit années de « relentless efforts » rue de la Congrégation. Puis Yuriko Backes se jette dans le grand bain de la fiscalité, pilier du centre financier local et de l’économie nationale, peut-être l’angle mort du « coup de génie de Xavier Bettel » (d’Land, 10.12.2021), l’impétrante étant surtout vantée pour ses compétences en affaires européennes et relations internationale et ses soft skills. Rencontré ce mercredi avant qu’il ne quitte le Luxembourg pour son camp de base biarrot (depuis la pandémie), Pascal Saint-Amans assure qu’elle s’est très vite mise à niveau sur ces sujets a priori hors de ses préoccupations premières. Devant l’impressionnant dispositif technique mis en place par l’UEL pour retransmettre l’événement sur internet, Yuriko Backes situe la politique fiscale luxembourgeoise, la doctrine du level playing field (« une expression luxembourgeoise » a ironisé Pascal Saint-Amans tant Pierre Gramegna s’est rangé derrière le concept pensé en réalité sous Luc Frieden) en vertu de laquelle le Grand-Duché se pliera aux règles fiscales que si elles ne sont partagées par tous. Ce qui a fait de l’OCDE l’arène privilégiée par son gouvernement pour les discussions fiscales.

Fermeté La rue de la Congrégation a aussi entretemps compris que sur les 38 pays membres de l’organisation normative et parmi les 27 de l’UE, où les sujets de fiscalité sont votés à l’unanimité, on en trouverait toujours, lors des négociations, pour rabaisser les exigences initiales (du G20 ou de la Commission) à un niveau satisfaisant pour le Luxembourg. Puis bloquer pour préserver un acquis s’est révélé contreproductif, comme l’a illustré l’épisode du Forum mondial pour la transparence. Yuriko Backes, bien « scriptée », prend ainsi acte de l’inefficience d’un système fiscal international calqué sur les États-nations alors que les contribuables internationaux sautent les frontières pour mieux bénéficier des incohérences (plus ou moins volontaires) entre les juridictions. « Le Luxembourg a soutenu Beps (plan de l’OCDE contre l’érosion de la base fiscale des entreprises échafaudé en 2013, ndlr) et les dernières réformes (…). Aucun de ces changements n’ont impacté l’économie et la finance luxembourgeoises de manière négative (…) et le Luxembourg continuera à se ranger derrière un level playing field », a lancé la nouvelle ministre des Finances. Elle n’ignore cependant pas que les nouvelles règles, actées par le G20 en juillet dernier et en cours de formalisation au niveau de l’OCDE, vont redessiner la carte d’allocation des revenus. Elle promet de veiller au grain. « Please make no mistake ; I will continue to defend my country’s national interest », a prévenu la ministre libérale. 

Interlib Ces nouvelles règles marqueraient la fin de la « concurrence fiscale malsaine » et le début « d’une concurrence juste ». Des éléments de langage partagés par la ministre Backes et Pascal Saint-Amans. Une surprise ? L’OCDE s’apparente moins au Komintern qu’à une volonté de préserver l’ordre établi au bénéfice de ses membres, les pays riches. « We had to fix globalization in front of populism. We had to make it acceptable to the people », a lancé le Parisien, bien informé des mouvements sociaux alimentés par le sentiment d’injustice. Il a donc rassuré sur l’imminence des nouvelles règles derrière « Pillar one and Pillar two », les deux jambes de l’adaptation du système fiscal à un monde digitalisé. Le premier pilier promet une taxation minimum des entreprises internationales les plus profitables (une centaine). Le deuxième un taux minimal effectif de quinze pour cent pour les multinationales qui réalisent plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. Les mécanismes de mise en œuvre par quelque 130 pays signataires et les clés de prélèvement puis de répartition de l’impôt sont en voie de finalisation. L’OCDE ambitionne une mise en place en 2023… mais le doute demeure sur la participation des États-Unis. Le Sénat américain a rétropédalé sur le financement des mesures. Pour le Luxembourg, cette réforme serait aubaine à en croire les estimations de l’Observatoire européen de la fiscalité avec 4,1 milliards d’euros d’impôts sur les sociétés en plus (contre 2,9 milliards de recettes en 2017) ou du Statec (5,1 milliards). Mais l’institut national de la statistique et les panélistes réunis par l’UEL mardi s’entendent surtout sur l’incertitude quant au comportement des entreprises le moment venu, aux « éléments dynamiques », comme l’explique le directeur fiscalité du ministère Carlo Fassbinder, dont la présence ici mérite d’être soulignée (ses apparitions publiques sont rarissimes). Les multinationales vont-elles maintenir leurs activités de siège au Grand-Duché si les taux sont alignés dans toutes les juridictions ? Les responsables tax de Goodyear et de Siemens naviguent à vue. Ni l’un ni l’autre ne se prononcent sur l’attitude à adopter. Un point positif pour le Grand-Duché : les fonds d’investissement régulés sont exclus des nouveaux régimes prévus par l’OCDE. 

Pisse-vinaigre Mais un individu trouble la relative quiétude des débats mardi, le directeur taxation directe à la Commission européenne, Benjamin Angel. Le technocrate bruxellois, qualifié de « core architecte of EU rules » par Jean-Paul Olinger, directeur de l’UEL et ici modérateur de panel, a promis l’enfer aux coquilles vides, ciblant notamment le Luxembourg et son industrie de la planification fiscale agressive. « There is a new kid in town », annonce le Français, sourire en coin. Ses services ont publié en décembre une proposition de directive attaquant les « shell companies », « a common disease in the tax world and (...) in the sucessive tax scandals ». « Nous visons les sociétés écrans qui sont créées par des avocats inventifs pour cacher des personnes physiques et leur permettre d’éviter la taxation », avance Benjamin Angel pour présenter ce qu’on désigne par Unshell Package, « not something some of you will applaud ». Carlo Fassbinder concède se montrer « more cautious » envers cette initiative. « I see a huge impact for Luxembourg », explique-t-il. Carlo Fassbinder identifie un risque pour les recettes des Soparfis, 23 pour cent (un quart !) des recettes de l’impôt sur les sociétés selon la dernière analyse du Conseil économique et social. Il s’assurera au conseil de l’UE de bien identifier les cibles. « We must not shoot above the target », c’est à dire ne pas toucher au grisbi des fonds et des soparfis, prévient Carlo Fassbinder..

Pierre Sorlut
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