A-t-on encore le droit de faire un film sur une enfance heureuse ? Et comment parler de soi quand on est de nature taiseuse ? Dans le climat politico-culturel où l’on observe, au cinéma comme ailleurs, ce que Jean-François Laguionie appelle un « durcissement », le réalisateur octogénaire français ose, avec ce qu’il qualifie comme son tout dernier film, un retour autofictionnel poétique sur une enfance libre autour de la construction d’un bateau. La réplique du voilier du célèbre marin Joshua Slocum à laquelle s’est attelée son père colmate symboliquement les brèches entre deux taiseux, rapprochant, de par un projet commun, un père et son fils.
Premier défi de cette autofiction qui s’assume, le caractère taciturne du réalisateur, qui avoue ne pas parler facilement de lui-même, se situant ainsi à rebours d’une majorité de ce qui se publie dans le monde de la littérature contemporaine. « Comme il ne m’a pas été facile d’être bavard, j’ai créé un personnage qui ressemble à peu près à l’enfant de onze ans que j’étais dans les années 1950 : un fils unique timide, avec un papa qui était un taiseux lui aussi », explique Jean-François Laguionie. « S’il y avait une assez grande timidité dans le rapport à l’autre, avec le recul, j’estime qu’il y avait aussi une vraie tendresse doublée d’une lucidité sur nos rapports réciproques, sur la personnalité de l’autre. »
Ayant, un peu comme tout le monde, « un petit compte à régler avec mes parents », essayant de comprendre a posteriori ce qui nous échappe souvent à un âge où le monde des adultes est comme nappé de mystère, dont nous saisissons les lois et le fonctionnement tout au plus par bribes, Laguionie crée un personnage d’une vingtaine d’années, « qui s’aperçoit que ce qu’il a vécu avec son père et sa mère pendant la construction d’un bateau qui a duré quatre ou cinq ans est quelque chose d’assez mystérieux et de beaucoup plus important que ce que le gamin pouvait imaginer. » À l’instar de son personnage, Laguionie a fait lui aussi ce travail de retour sur enfance – « sauf qu’au lieu de le faire à vingt ans, je l’ai fait à 80, avec beaucoup de recul, sans nostalgie, mais avec pas mal de tendresse pour cette époque. »
Comme dans toute autofiction, le jeu sur la distribution ontologique entre réel et fiction existe. Mais, pour Laguionie, il importait, de réduire autant que possible la part de fiction, qui tient (presque) tout entièrement dans le dispositif narratif lui-même : « Pour la première fois, j’ai essayé de raconter les choses qui me sont réellement arrivées au cours de ces années. C’étaient des années assez aventureuses finalement, parce qu’on bénéficiait d’une liberté formidable. On n’était pas du tout inquiets comme on l’est maintenant avec les enfants, et je pouvais partir avec mon vélo toute la journée : du moment que je rentrais le soir pour dîner, on ne me demandait même pas où j’étais allé. »
Ce qui se traduit, dans le film, par un départ de plusieurs jours, une carte postale mensongère permettant au jeune François de filer en douce sans que les parents s’en soient inquiétés. « C’est un souvenir de liberté très agréable et, peut-être, une sorte de leçon. En faisant le film, en comprenant donc peu à peu ce qui s’était passé à cette époque, j’ai senti que le bateau en construction dans le jardin avait quelque chose à raconter dont mon père et ma mère n’étaient pas vraiment conscients. Seule ma mère avait fini par deviner que ce bateau ne sortirait jamais du jardin. »
Le film relate l’obsession paternelle de la reconstruction à l’identique, dans le jardin de la maison, avec l’aide de son enfant à qui il parle peu et auquel le relie la passion pour les grands aventuriers maritimes, le bateau de Slocum disparu en mer au début du vingtième siècle. Le film de Laguionie vit aussi de la tension qu’il instaure entre un récit autour d’un projet inachevé, et d’un long-métrage d’animation qui, malgré les péripéties de sa production l’assimilant au bateau que la famille Laguionie, voit bel et bien le jour. Si fond et forme s’étaient parfaitement épousés, le long-métrage n’eût jamais vu le jour – et c’est de ce léger décalage que se nourrit le film, même s’il reste en quelque sorte un hymne à l’inachevé : si Slocum et moi touche, c’est aussi parce qu’il est le making of d’un projet qui finalise, à 70 ans d’écart, ce que la famille n’a pu achever.
« Si j’en arrivais à m’identifier complètement à la construction du bateau, c’est que ce film était un peu comme la réplique du voilier de Slocum : on n’arrivait pas à trouver un financement suffisant pour pouvoir le réaliser dans un délai raisonnable. Donc je me disais que peut-être ça allait durer trois ou quatre ou cinq ans, voire bien au-delà. J’étais en quelque sorte en osmose parfaite avec ce projet, sans que je l’aie vraiment cherché. » Laguionie se souvient d’un projet précédent, avec Anik Leray. « Le tableau raconte l’histoire de personnages qui s’échappent de leurs tableaux inachevés à la recherche de leur peintre afin qu’il vienne finir son travail. C’est un sujet qui a continué à m’habiter, puisqu’il se trouve que je fais un peu de peinture, mais que, très souvent, je ne termine pas. Peut-être parce qu’une fois qu’on a mis l’essentiel, dans un tableau, dans un bateau ou dans un film, le résultat final n’a plus beaucoup d’importance. »
L’histoire de ce projet, c’est aussi celle d’une paternité construite en l’absence du père biologique. À l’instar du très beau Le roman de Jim de Pierric Bailly (adapté au cinéma par les frères Larrieu), Slocum et moi est l’histoire d’un père qui choisit, avec la femme qu’il épouse, son fils. Le père biologique du jeune François fera une apparition qu’on serait presque tentée de qualifier de caméo au moment où il voudra renouer avec son fils, qui passera un court séjour pour le moins sinistre dans la demeure de cet homme. « Si mon vrai père prend aussi peu de place dans le film, ça n’est pas par pudeur. Je n’avais aucune envie de connaître un père que je n’avais jamais vu, peut-être parce que le mien me posait suffisamment de problèmes comme ça pour ne pas rajouter encore un père supplémentaire. C’est quelque chose dont on a discuté avec Stéphan Roelants, le producteur du film, et où j’ai senti, sans qu’il aille jusqu’à me raconter son enfance, qu’on était sur la même longueur d’onde. Il y a tellement d’histoires où on part à la recherche du père véritable et où c’est une espèce de quête importante. Moi, je n’ai pas du tout du tout ressenti cela. »
Ce traitement à rebours d’une telle quête pseudo-identitaire est d’autant plus rafraîchissant qu’il est devenu l’exception : dans un espace culturel où la légitimité artistique va presque de pair avec un vécu traumatique et où la fiction est de plus en plus vécue comme un terrain thérapeutique où il faut exhiber ses blessures, oser parler de bonheur est presqu’un acte subversif. « Même si je ne vois pas tous les films qui sortent, je sens qu’il y a un durcissement dans les scénarios. Je suis plutôt amateur d’un cinéma où il y a une pudeur sur la dramaturgie, sur l’histoire, où on laisse un petit voile de brouillard sur les personnages qui permet de s’identifier davantage », estime Laguionie. « Pour moi, quand c’est trop violent, on perd le contact avec le personnage. Et même si je me suis demandé à un moment si on pouvait encore faire des films sur une enfance somme toute heureuse, il était beau de voir, aux premières projections en France et en Italie, que le public en avait un peu besoin, de ce bonheur sur pellicule. »
Cette bienveillance, Laguionie la poursuit d’ailleurs jusque dans les rapports avec son équipe de production : un film d’animation mettant beaucoup de temps à se faire, il en est arrivé à tisser des liens d’amitié avec les producteurs, qui l’ont souvent aidé à combler des lacunes technologiques, jouant les go-between entre lui et la technique. Par contre, pour que le bateau d’un tel film puisse aller loin, Laguionie pense qu’il faut que l’équipe reste restreinte, trop de monde risquant d’en entraver la navigation, comme quand, dans le film, un autre membre de la famille s’en mêle, compromettant presque la construction du bateau.
C’est dans un tel esprit d’équipe que Laguionie a cherché à annuler ces hiérarchies inhérentes à la création d’un film d’animation et qui font que, seul maître de bord, le réalisateur a en tête son masterplan et orchestre par la suite tout le reste. Prenant le contrepied du déroulement habituel, où le compositeur vient ajouter sa touche une fois le film déjà bien avancé, Laguionie a demandé à son compositeur Pascal Le Pennec d’écrire la musique du film avec un minimum de connaissances : en gros, Le Pennec savait que ça allait parler d’un bateau. « Cette petite méthode personnelle que je me suis fabriquée, on l’a déjà expérimentée dans des films précédents, par exemple dans Louise en hiver. Avec Slocum et moi, j’ai poussé le bouchon encore plus loin, puisque je ne voulais pas que Pascal ait la moindre idée du contenu du film, de façon qu’il ait une liberté totale pour écrire. S’il avait un vague schéma de l’histoire, celui-ci n’était absolument pas minuté ni associé à une séquence précise. Il a donc été forcé de travailler en totale liberté. Et moi, ça me donnait aussi beaucoup plus de liberté parce que je pouvais aller comme piocher dans sa musique. Il n’était pas toujours très content que vienne faire mon marché comme ça dans ce qu’il avait écrit, mais comme on s’entend bien, il n’y a vraiment eu de problème. Mettre ainsi à pied d’égalité écriture de scénario, de musique et réalisation est très important pour moi. Si je devais refaire un film un jour, ce qui ne se produira pas parce que c’est mon dernier film, je continuerai de travailler comme ça. »
Délicieusement archaïque dans sa réalisation, profondément personnel et scandaleusement libre, Slocum et moi constitue en tout cas une œuvre-somme qui clôture dignement le travail filmique d’une des voix les plus importantes de l’animation française – en attendant la suite des peintures de Laguionie, auxquelles il continue à se consacrer et dont on a hâte de voir les différentes étapes d’inachèvement.