De Roberto I à Roberto II, la crise n’en finit pas pour l’Aleba

Dolchstoßlegenden

Roberto Mendolia
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 12.03.2021

Boum ! Signé le 2 mars par le ministre du Travail, Dan Kersch (LSAP), l’arrêté ministériel a provoqué un séisme sur la scène syndicale. Alors que les négociations sur le renouvellement de la convention collective viennent de débuter, l’Association luxembourgeoise des employés de banque et d’assurance (Aleba) s’est vu retirer la représentativité sectorielle. En décembre 2020, le président de l’ABBL, Guy Hoffmann, expliquait encore au Land que si Dan Kersch y procédait en plein pourparlers, « ce serait une immixtion directe dans les négociations par le gouvernement… dat wär ee staarkt Stéck ». Ce scénario, auquel Hoffmann disait alors « ne pas croire », vient de se réaliser. « Je ne peux pas ne pas prendre une décision à cause de négociations sur la convention collective », dit Dan Kersch. Il explique avoir scrupuleusement respecté la procédure prévue par la loi. Il aurait attendu l’« avis circonstancié » de l’ITM et en aurait suivi la recommandation.

Il y a vingt ans, le Land désignait la représentativité de l’Aleba comme « un des grands feuilletons à répétition du droit social et de la scène syndicale ». Après un long hiatus, une nouvelle saison de ce soap opera est en cours de production. Pour faire annuler la décision de Kersch, l’Aleba vient d’expédier une lettre recommandée (que le Land a pu consulter) au Bureau international du travail à Genève. Le syndicat y évoque un « volte-face » qui viserait « à fragiliser l’Aleba lors des pourparlers en cours » et fait une critique au vitriol de la loi sur la représentativité syndicale qualifiée de « spoliante entre toutes ». Une prise de conscience tardive ; car durant les 17 dernières années, l’Aleba semblait plutôt bien s’en accommoder. Lorsque la loi fut votée en 2004, elle la célébra même comme une consécration. Le précipice des cinquante pour cent semblait très éloigné d’un syndicat qui en cumulait alors 68.

Kommuniqué kamikaze Tout a commencé par un communiqué de presse envoyé par l’Aleba dans la soirée du 9 novembre 2020. Avant même que les négociations officielles n’aient démarré, le syndicat annonçait fièrement avoir conclu un « accord de principe » avec les fédérations patronales sur la reconduction de la convention collective. La publication de ce communiqué aurait été précédée d’une discussion contradictoire en interne, dit Laurent Mertz, le secrétaire général de l’Aleba : « Certains pensaient que l’information allait fuiter et qu’on n’avait rien à cacher. D’autres disaient que c’était prématuré. Personnellement, je n’étais pas partisan de publier le communiqué. J’estimais qu’il valait mieux encore y réfléchir ».

Inconscience politique, bravade syndicale, pulsion destructrice ? La bévue fut énorme et défiait toute explication rationnelle. Entamer des discussions parallèles est une pratique courante ; s’en vanter publiquement s’apparente à un acte d’auto-sabotage. Car pour l’OGBL et le LCGB, le communiqué ne pouvait être interprété autrement que comme une provocation. Publiquement dégradés au rang de spectateurs, les deux centrales nationales n’avaient d’autre choix que de riposter. Et c’est ce qu’ils firent : ils demandaient à Dan Kersch de retirer à l’Aleba sa représentativité sectorielle. Une sorte d’option nucléaire dans la géopolitique intersyndicale. Tardivement, les « alébistes » tentèrent de rétropédaler : rien ne serait encore signé avec l’ABBL, il ne s’agirait que d’une « entente verbale ». Mais la mécanique était enclenchée…

Depuis deux ans, l’Aleba est sous probation. Aux élections pour la Chambre des salariés du printemps 2019, sa liste est passée de 50,39 à 49,22 pour cent, c’est-à-dire en-dessous du seuil fatidique des cinquante pour cent qui conditionne sa représentativité sectorielle. Dan Kersch se rappelle l’entrevue avec les dirigeants de l’Aleba au lendemain des élections sociales : « Je n’avais pas l’impression qu’ils s’étaient vraiment confrontés au texte de loi. Ils étaient par exemple convaincus qu’ils venaient de perdre leur représentativité. J’ai dû leur expliquer que ce n’était pas à moi de prendre cette décision. Mais que la question se poserait dès qu’un autre syndicat porterait plainte. Je ne pense pas qu’ils en mesuraient la portée. Ils semblaient plutôt soulagés. »

Pour demander le retrait, il suffisait à l’OGBL et au LCGB de justifier un « intérêt né et actuel ». Par son communiqué, l’Aleba le leur a fourni sur un plateau d’argent. Trois jours et demi après l’envoi du communiqué, l’OGBL et le LCGB expédient donc une lettre avec 159 pages en annexe (des échanges de mails, des graphiques etc.) au ministère du Travail. Il serait « matériellement impossible » de concocter un dossier si volumineux en si peu de temps, estime Laurent Mertz. Il y voit la preuve d’un coup prémédité : « Le dossier était prêt, ils ne cherchaient qu’un prétexte pour le sortir ». La secrétaire centrale de l’OGBL, Véronique Eischen, dément « de manière absolument formelle » cette théorie du guet-apens : « Je vous jure qu’on n’avait pas un tel dossier dans les tiroirs ».

La bourde de l’ABBL Le manque de sens tactique dont a fait preuve la nouvelle direction de l’ABBL est stupéfiant. Normalement, après avoir conclu un deal officieux avec l’Aleba, le président ou directeur de l’organisation patronale aurait dû passer un coup de fil à l’OGBL et au LCGB pour sonder le terrain. Or, Guy Hoffmann et Yves Maas ont négligé de procéder à cette « due diligence » du dialogue social. Par inadvertance, l’ABBL a ainsi contribué à la déchéance de son syndicat favori. Entre les années 1960 et 1970, à l’époque pionnière de l’offshore et des carrières ouvertes, Marcel Schleder était même passé de la présidence de l’Aleba à celle de l’ABBL. Les relations s’avéreront plus tendues par la suite. En 1991, Eugène Storck lança une grève sectorielle, alors que Marc Glesener était redouté comme négociateur imprévisible. Mais l’ABBL n’a jamais fait ombrage de sa préférence pour l’Aleba, supposée « pragmatique et non-idéologique », par rapport à un OGBL perçu comme « stramm, zentralistesch an dogmatesch ».

Véronique Eischen savoure sa victoire. « La donne a changé : l’Aleba doit maintenant apprendre qu’ils ne décideront plus tout seuls ». Elle rappelle que l’Aleba dépendra désormais de la bienveillance des deux syndicats nationaux. Il n’y aurait ainsi « plus aucune obligation » de l’inviter aux négociations des conventions collectives. L’OGBL ne cache plus ses visées hégémoniques et affiche sa détermination de réduire l’Aleba au rang de syndicat vassal. Or, ni l’OGBL ni le LCGB ne disent vouloir expulser l’Aleba des négociations en cours. Peut-être parce qu’il serait difficile à justifier une telle mise au ban d’un syndicat qui représente quasiment la moitié des employés de banques.

Le juge Jean-Luc Pütz le notait sèchement dans Aux origines du droit du travail luxembourgeois : « Il y a peu d’intérêt à adhérer à un syndicat non-représentatif, ce qui limite sensiblement le choix utile du salarié ». Pour l’OGBL et le LCGB, une fenêtre d’opportunité vient de s’ouvrir pour débaucher de nouveaux membres et délégués. Sur le terrain, les tensions devraient monter d’un cran. Au niveau supérieur, les règles du jeu ont changé. Alors que Laurent Mertz semble s’enfermer dans un déni de réalité (« Je ne vois pas pourquoi on ne pourra plus signer tout seul une convention collective »), l’ABBL essaie de réajuster sa stratégie. Son directeur général, Yves Maas, vient de reporter la réunion de négociation prévue pour ce mercredi. Dans un mail aux syndicats, il dit vouloir gagner « une vision plus claire de la situation » après la décision du ministre du Travail.

Déjeuner entre amis L’Aleba est la dernière survivante de feu FEP. Dès les années 1970, la Fédération des employés privés était entrée dans un processus de décomposition, les luttes internes et les scissions finissant par reléguer à l’insignifiance les autres syndicats sectoriels de cols blancs. Mais les présidents de l’Aleba Eugène Storck (1979-1994) et Marc Glesener (1994-2014) avaient, eux, réussi à sauver leur syndicat, refusant de le voir absorbé par la « Eenheetsgewerkschaft ». En 1991, un accord de coopération était conclu entre l’OGBL et l’Aleba, mais Glesener y mit fin en 1997. Durant l’hiver 2019-2020, Nora Back et Véronique Eischen revenaient à la charge, invitant le président de l’Aleba, Roberto Mendolia, et son secrétaire général, Laurent Mertz, à déjeuner. Les deux leaders de l’OGBL offraient une collaboration renforcée, l’Aleba répondit par un « non merci ».

L’Aleba a toujours été menée par des délégués du personnel (souvent d’anciens managers) libérés à temps plein, alors que l’OGBL est dominé par des secrétaires centraux intégrés dans l’appareil syndical. « Ils ne sont pas salariés de l’Aleba, mais de leur banque », dit Véronique Eischen à propos des dirigeants de l’Aleba. Alors que ceux-ci y voient un gage de leur proximité au terrain, Eischen estime qu’ils seraient « dans une autre position, mais pas nécessairement une position plus confortable : ils n’ont pas la même indépendance que nous. »

Chronique d’une érosion Le résultat des dernières élections sociales a pourtant rappelé la résilience de l’Aleba. Malgré la démission de son président et le licenciement d’un tiers de son staff, le syndicat avait limité les dégâts. (L’OGBL, qui avait affiché son ambition de remporter la majorité dans le secteur financier, stagnait à 31,6 pour cent.) Pas de crash donc, mais une lente érosion. Aux dernières élections sociales, l’Aleba (qui revendique officiellement « plus de » ou « près de » 10 000 membres) ne totalisait plus que 16,6 pour cent à la BGL, 29,4 pour cent à la Bil et 33,3 pour cent à la Banque de Luxembourg. L’OGBL et le LCGB ont conquis une à une ces forteresses, alors que l’Aleba s’est repliée sur les banques petites et moyennes, où son assise reste incontestée depuis la fin des années 1980.

L’histoire récente de l’Aleba reflète celle de l’ABBL où le pouvoir se partageait durant des décennies « en famille » entre les principales banques. Ce vivier s’est tari. Au point que l’ABBL doit désormais recruter ses présidents au Credit Suisse (Yves Maas) ou à la Raiffeisen (Guy Hoffmann). Quant à l’Aleba, elle se cherche désormais ses présidents chez la Banque de Luxembourg (Roberto Scolati) et Clearstream (Roberto Mendolia). Alors que Storck et Glesener avaient pu s’imposer en interne grâce aux puissantes délégations du personnel de la Bil, respectivement de la KBL qu’ils présidaient, leurs successeurs ne peuvent plus prendre appui sur de tels fiefs et réseaux personnels. La crise de l’Aleba a comme effet (et en partie pour cause) l’affaiblissement de ses présidents. Ceci devenait cruellement apparent lors de la succession de Marc Glesener en 2014. Exténué par les 57 plans sociaux négociés entre 2009 et 2014, l’autoritaire Glesener semblait à bout de souffle. Au point de ne pas avoir préparé sa relève en interne. Ce « syndrome de Juncker » a semé la zizanie en Alebanie.

Roberto Scolati finit par être élu président par défaut en 2014. Isolé et maladroit, il s’avéra incapable de tenir la boutique et délégua : la communication à son secrétaire général, la négociation de la convention collective à son vice-président. Décrédibilisé suite à une fronde des délégués du personnel dans sa propre banque, Scolati démissionna début 2019. Son successeur, Roberto Mendolia, est lui aussi un illustre inconnu. Le Belge reste très effacé dans les médias où ses interventions sont aussi rares qu’œcuméniques. Alors que la guerre venait d’être déclarée, Mendolia lançait un « message de paix sociale et de stabilité pour le secteur » dans le Wort, prêchant « un discours rassembleur et non pas de désunion ». Dans l’annuaire de Paperjam, il énumère ses « atouts majeurs » : « solution oriented » ; « dialogue et altérité » ; « endurance hors norme ».

Protéger le duopole L’Aleba avait dû vivre une longue odyssée judiciaire avant que le ministre du Travail, François Biltgen (CSV), se résigne à lui décerner la représentativité sectorielle en 2001. (Son prédécesseur, Jean-Claude Juncker, avait préféré laisser traîner le dossier.) Poussé par le DP, la Cour administrative et Genève, François Biltgen avançait à reculons. Il aménageait une niche pour l’Aleba – et rien que pour l’Aleba – en inventant une nouvelle représentativité, celle réservée aux « secteurs particulièrement importants de l’économie luxembourgeoise ». Le gouvernement ne cachait pas sa volonté de protéger le duopole OGBL-LCGB, fondement du modèle social luxembourgeois depuis 1936. L’exposé des motifs de la loi de 2004 affichait la couleur : « Une émancipation trop accentuée des syndicats sectoriellement représentatifs serait synonyme, quoi qu’en disent certains, d’éclatement de la scène syndicale ». Pour contrecarrer « le danger du union shopping […], pratique selon laquelle les employeurs auront le loisir et la possibilité de choisir les syndicats les plus agréables, donc les moins forts lors des négociations collectives », le Luxembourg aurait besoin de « syndicats forts, ayant assez de puissance pour imposer des solutions, des compromis même contre des intérêts parfois partisans ».

Dans sa lettre envoyée cette semaine à Genève, l’Aleba qualifie cette politique protectionniste comme un « excès de pouvoir législatif qui nie les réalités socio-économiques présentes et futures au profit de spéculations politiques à court terme ». Le syndicat des employés de banque pense même y déceler « un zeste de nationalisme qui n’a pas sa place dans une société ouverte, multiculturelle et plurinationale. » Si l’Aleba obtenait de nouveau gain de cause devant les juridictions administratives ou le Bureau international du travail, Dan Kersch se verrait forcé à rouvrir l’épineux dossier de la représentativité syndicale. Vis-à-vis du Land, il déclare qu’il s’agirait toujours d’éviter « le morcellement du mouvement ouvrier » : « La volonté politique d’hier n’a pas changé aujourd’hui ».

Droit de réponse, 02.04.2021

En ma qualité de président de l’Aleba, je reviens par la présente à l’article de Bernard Thomas dans le Land du 12 mars 2021 au sujet de la crise de l’Aleba. Cet article, par ailleurs bien recherché et bien écrit, a curieusement passé sous silence un élément fort important du contentieux actuel.

En effet, la loi du 30 juin 2004 qui, suite à la recommandation de l’OIT ainsi qu’aux deux arrêts de la Cour administrative du 28 juin 2001, contient un article 7 devenu par la suite l’article 161-7 du Code du travail. Il réclame pour les syndicats sectoriels au sens de l’article 161-6 une représentation de cinquante pour cent des voix aux dernières élections de la Chambre des salariés, pour justifier de leur reconnaissance sectorielle.

Cette obligation quant aux cinquante pour cent est en contradiction avec l’article 162-1(3) selon lequel doivent être admis à la commission des négociations en vue d’une convention collective le ou les syndicats ayant obtenu isolément ou ensemble cinquante pour cent des suffrages au moins lors des dernières élections pour les délégations du personnel...

Il y a donc des critères différents entre l’article L. 161-7, point 2 et l’article L. 162-1 (3) susdit. Pourquoi deux poids et deux mesures ? Il y a à cela une explication bien précise et une seule ! La loi de 2004, art. 9 (1) maintient une commission de négociation unique pour les conventions collectives « regroupant les syndicats remplissant les conditions prévues aux articles 3, 4 et 5, respectivement 3, 6 et 7, selon la convention visée ». Les articles 3, 4 et 5 visent les syndicats nationaux plurisectoriels, alors que les articles 3, 6 et 7 concernent les syndicats sectoriels, en l’espèce celui du secteur « banques et assurances ».

Or, la capacité de signer des conventions collectives, au besoin seule, qui a été accordée à l’Aleba par la loi de 2004 sur recommandation de l’OIT, lui a été à nouveau retirée dès la loi du 31 juillet 2006, instaurant le code du travail. Il résulte expressément de l’exposé des motifs du projet qui aboutira à la loi du 31 juillet 2006 que la codification des textes antérieurs devait se faire à texte constant : « Des modifications de textes existants et faisant l’objet de la codification ne sont opérées que si elles sont nécessaires pour améliorer la cohérence rédactionnelle des textes rassemblées, voire clarifier et ‘toiletter’ ces textes tout en restant fidèles à la règle de droit (principe du droit constant intelligent) ».

Contrairement à ces principes, le code de travail ne se réfère plus aux articles 6 et 7 de la loi de 2004 visant expressément les syndicats sectoriels qui sont passés purement et simplement à la trappe. Cet « oubli légal » est parfaitement volontaire : ce que le législateur a accordé à Aleba sous contrainte en 2004, il le lui a délibérément retiré en catimini, dès 2006. Voilà qui explique également la décision de retrait du ministre Kersch, qui semble être formellement en adéquation avec le texte de 2006, mais est totalement en contradiction avec la recommandation de l’OIT, c’est-à-dire le droit international.

Roberto Mendolia, président de l’Aleba

Bernard Thomas
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