Quand deux experts de la BD historique et politique s’intéressent à l’extrême gauche française, ça donne Le Grand soir, un roman graphique en niveau de gris sur les années de plomb à la française

En attente du grand soir

d'Lëtzebuerger Land vom 29.09.2023

Chez les socialistes, les anarchistes, les libertaires… le Grand soir, désigne le jour de la révolution sociale ; un chamboulement radical et révolutionnaire censé détruire l’ancien monde, le capitalisme et les normes sociales en vigueur et permettre ainsi de créer un monde meilleur, plus juste et plus humain. Un bien bel idéal en somme auquel ont longtemps cru des générations de syndicalistes, d’ouvriers principalement, mais aussi d’autres métiers aux salaires de misère et aux conditions de travail qui seraient considérées aujourd’hui comme inacceptables, ou encore d’étudiants idéalistes.

Parmi toutes ces générations, qui vont de la Révolution Française au 18e siècle, à la chute du bloc de l’Est à la fin du vingtième, en passant par la Commune de Paris au 19e ou encore la naissance de l’Union Soviétique, le dessinateur Pierre Wachs et le scénariste
Philippe Richelle – un duo avec déjà un grand nombre de séries à son actif : Affaires d’État – Extrême droite, Les Mystères de la Troisième République, Opération vent printanier… – se sont intéressés à celle de la fin des années soixante et du début des années 70. Une génération qui a participé aux années de plomb, connu la victoire de François Mitterrand en 1981, la désillusion de la gauche au pouvoir, la chute du rideau de fer, puis l’ultra-libéralisme… Une génération qui, en partie du moins, est encore en vie. Étonnant de se dire que les événements rappelé dans cet album ne sont pas si anciens !

Le lecteur fait ainsi la connaissance de Al, Sammy et Serge. Ils sont jeunes et embrassent à bras le corps le mouvement contestataire. Qu’il soit ouvrier ou étudiant, peu importe. L’important c’est le rejet du capitalisme, le rejet du consumérisme, mais aussi, de manière plus étonnante, le rejet du communisme et du syndicalisme traditionnel, incarné l’un par le Parti Communiste, l’autre par la CGT. Ces trois jeunes croient en la révolution prônée par l’extrême gauche prolétarienne, d’obédience maoïste, celle de l’anti-franquisme, des mouvements autonomes qui aboutirons, dans les années 70 à la création d’Action directe, un groupe terroriste responsable de dizaines d’attentats et de quelques assassinats entre 1979 et 1987.

Une histoire passionnante mais complexe, que les auteurs regardent à travers ces trois récits personnels. Bien évidemment, les trois personnages principaux vont se croiser à plusieurs reprises, se fréquenter même un temps, monter quelques coups ensemble.

L’escalade de l’idéologie pure à l’action violence est pertinemment menée. Mais entre faits réels et moments scénarisés pour les besoins du récit, il n’est pas toujours facile de suivre le fil de ce récit aux trop nombreux personnages et aux situations parfois lointaines imposant des ellipses plus ou moins brusques.

Finalement dans ce Grand Soir, malgré les attentats, malgré les compromis politico-économiques, malgré les bastonnades et les violences policières, il n’y a pas vraiment de méchants. Il y a des idéalistes qui s’affrontent, les révolutionnaires d’un côté, les défenseurs du pouvoir de l’autre. Chacun est persuadé d’avoir raison et les deux camps sont inconciliables. Une bataille d’idées qui finira, malheureusement, par glisser vers une extrême violence, assassinats d’un côté, actes terroristes de l’autre. Le tout offrant un grand nombre de différentes intrigues secondaires.

Wachs et Richelle savent toujours raconter et mettre en images une histoire et tout particulièrement une histoire avec un fondement politique. Mais, cette fois-ci du moins, des connaissances préalables en histoire moderne semblent nécessaires pour comprendre les subtilités du récit. Et puis, au-delà de la grande Histoire dont il faut s’accommoder, il est surprenant de se rendre compte que certains personnages d’envergure finissent par disparaître du récit sans trop qu’on sache pourquoi, ni ce qu’ils sont devenus. Comme si des chapitres avaient finalement été enlevés du « final cut » pour des raisons de longueur (l’album fait tout de même 200 pages) ou de complexité excessive, sans qu’on ait pris la peine de créer du lien entre les scènes restantes.

Malgré cela, et malgré un sous-titre pas très heureux – « Une histoire de l’extrême gauche française » qui laisse à penser que l’album aurait quelque chose d’encyclopédique sur ce mouvement politique – l’album est riche de petits et grands moments, de grandes et petites compromissions, de grandes et petites trahisons. Entre le récit historique, le récit politique, le récit policier et le whodunit, les auteurs décident de ne pas choisir et parviennent à nous proposer les quatre styles en un. Le dessin, tout en niveaux de gris charbonneux, reste tout au long de l’album au plus près des personnages pour en saisir toute l’expressivité. Un style à la fois brut et à la fois extrêmement travaillé et détaille.

Le Grand soir, de Pierre Wachs et Philippe Richelle. Glénat

Pablo Chimienti
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