Alors qu’Israël s’apprête à liquider la Palestine, les milieux officiels luxembourgeois laissent faire. Pour justifier l’injustifiable, ils multiplient les arguments pseudo-juridiques

Entre déni et dévoiement

d'Lëtzebuerger Land du 13.06.2025

Face à la politique de nettoyage ethnique menée par l’État d’Israël en Palestine, l’existence d’un « deux poids, deux mesures » de la part des pays occidentaux est aujourd’hui évidente. Les mêmes États qui se sont montrés prompts à contrecarrer la guerre annexionniste russe par des mesures déterminées et ambitieuses, n’ont toujours pas pris la moindre action pour entraver l’expansionnisme israélien, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie. Le Luxembourg n’y fait pas exception. Bien que se targuant régulièrement de figurer parmi les pays européens les plus activement engagés en faveur d’une solution à deux États, le Grand-Duché ne fait strictement rien pour empêcher Israël de liquider les bases mêmes de l’État palestinien.

Justifier une telle passivité en se réclamant du droit international n’est pas chose aisée. Contrairement aux États-Unis, le Luxembourg ne peut ouvertement revendiquer sa rupture avec des règles internationales auxquelles il doit en partie son existence continue. La solution retenue est alors d’adopter un discours pseudo-juridique, brandissant des notions de droit international sans égard pour leur signification réelle, afin de donner l’impression que l’État se conforme à ses obligations internationales. Ce discours passe par deux étapes successives. Dans un premier temps, il consistera à opposer un simple déni aux arguments juridiques issus de la société civile qu’on tente ainsi de décrédibiliser. Dans un second temps, une fois que la négation pure et simple de certains de ces arguments n’est plus possible, il s’agira d’en accepter le principe tout en s’empressant de les neutraliser à travers une interprétation dévoyée. Les exemples qui suivent permettent d’illustrer ce mode opératoire.

En 2024, la Commission des pétitions de la Chambre des députés a ainsi rejeté comme une « allégation non prouvée » la référence par une pétitionnaire aux crimes de guerre commis par Israël en Palestine, au motif qu’aucune juridiction internationale n’avait formulé de constat en ce sens (d’Land du 24 janvier 2025). Cette exigence du Parlement était d’autant plus absconse que beaucoup de crimes de guerre échappent à la justice internationale ou sont jugés par des juridictions nationales. De ce fait, si on veut éviter l’impunité de leurs auteurs, il est normal et même nécessaire de les qualifier comme tels avant l’intervention de tout jugement ayant force de loi. Cette qualification peut être le fait d’États, mais aussi de juristes spécialisés. Or, au moment du dépôt de la pétition en juillet 2024, l’existence de crimes de guerre israéliens à Gaza ne faisait plus aucun doute aux yeux de ces derniers.1 (En Cisjordanie, la colonisation constitue elle-même un crime de guerre.) À vrai dire, en mai 2025, le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale était allé encore plus loin que les pétitionnaires luxembourgeois en estimant que les dirigeants israéliens étaient également coupables de crimes contre l’humanité, qui peuvent être décrits comme des crimes de guerre particulièrement graves commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre la population civile. Dans ce contexte, traiter l’évocation de crimes de guerre israéliens comme une forme de désinformation relevait du pur déni.

Cette dynamique discursive est en train de se répéter au sujet de la question de savoir si Israël est en train de commettre ou non un génocide à Gaza. D’un point de vue juridique, le crime de génocide n’est pas considéré comme une infraction plus grave que le crime contre l’humanité – les deux infractions sont d’ailleurs punies de la réclusion à perpétuité au titre des art. 136bis et 136ter du Code pénal luxembourgeois. D’un point de vue sociétal, il n’en va assurément pas de même. Pour le grand public, le génocide est le « crime des crimes » et revêt une très forte charge émotionnelle, surtout lorsqu’on l’évoque en relation avec un État lui-même établi en partie par les rescapé.e.s d’un génocide. Ce sont visiblement ces considérations extra-juridiques qui ont récemment poussé la présidente de la Commission luxembourgeoise pour l’Unesco, Simone Beck, à regretter l’« usage inflationnaire » du terme de génocide sur les ondes de la Radio 100,7 dans une tribune où il était surtout question de Gaza. À l’appui de son message, l’intéressée, qui n’est pas juriste, évoque la définition donnée par la Convention pour la prévention et la répression du génocide de 1948, dont l’élément central est l’existence d’une « intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ».

Cette condition est traditionnellement interprétée de manière restrictive. Or, un nombre croissant de juristes spécialisés estiment aujourd’hui que la multiplication de déclarations israéliennes tendant à faire disparaître le peuple palestinien en tant que groupe national prouvent l’existence d’une intention génocidaire.2 Certains crimes, comme les assassinats ciblés d’enfants par des snipers3 et les entraves systématiques à l’aide humanitaire (y compris par le soutien apporté à des bandes de pillards), peuvent également dénoter une telle intention. Tel est d’ailleurs l’avis du Parquet national antiterroriste français, qui vient d’ouvrir une information judiciaire pour complicité de génocide contre des Franco-Israéliens ayant entravé l’envoi d’aide humanitaire à Gaza – un précédent qui ne devrait pas rester isolé.4 Face à la gravité de la situation, l’affirmation du gouvernement luxembourgeois de vouloir attendre une décision de la justice internationale avant de se prononcer sur l’existence d’un risque de génocide à Gaza ne relève pas seulement d’une argumentation pseudo-juridique. Elle constitue une violation probable de l’obligation de prévention ancrée dans l’article 1er de la Convention de 1948.

Le risque d’une liquidation du projet national palestinien sous l’œil résigné de l’Europe a également donné une nouvelle urgence à la question de la reconnaissance de l’État de Palestine par le Luxembourg. L’enjeu d’une telle reconnaissance ne se résume pas à sa dimension symbolique, aussi importante soit-elle dans les circonstances présentes. Accompagnée de mesures plus concrètes, comme le gel d’avoirs israéliens,5 voire – on l’a bien fait dans le cas de l’Ukraine6 – de la menace de leur transfert aux autorités palestiniennes, une reconnaissance pourrait revêtir une dimension dissuasive. Or sur cette question aussi, les autorités luxembourgeoises pratiquent la gesticulation pseudo-juridique. Comme à l’époque coloniale, on lie ainsi la reconnaissance de la Palestine à des conditions arbitraires et discriminatoires. Le président de la commission parlementaire des affaires étrangères Gusty Graas expliqua ainsi encore en juillet 2024 que le Luxembourg ne pouvait reconnaître la Palestine tant que celle-ci n’aurait pas de frontières suffisamment déterminées7 – un argument d’autant plus absurde qu’Israël, reconnu par le Luxembourg dès 1950, se trouve forcément dans la même situation. Aujourd’hui, ce ne sont plus les frontières de la Palestine, mais ses livres scolaires et l’existence du Hamas, qui sont érigés en obstacles à sa reconnaissance. L’existence de manuels et de groupes tout aussi problématiques de l’autre côté de la frontière ne semble en revanche pas poser problème à une majorité des responsables politiques luxembourgeois. À force d’ignorer le droit international et son histoire, ils risquent de nous condamner à en répéter les échecs les plus cuisants.

Michel Erpelding est docteur en droit public et dirige un groupe de recherche en histoire du droit international en Allemagne

1 Voir, p. ex., l’interview donné par le très prudent Stefan Talmon le 7 avril 2024 à la Süddeutsche Zeitung.
2 Voir, p. ex. la prise de position d’Olivier de Frouville et de Julian Fernandez dans Le Monde du 11 avril 2025.
3 « 65 Doctors, Nurses and Paramedics: What We Saw in Gaza », New York Times, 9 octobre 2024.
4 « Pour la première fois, le Parquet antiterroriste se saisit d’une plainte pour complicité de génocide à Gaza », Le Monde, 6 juin 2025.
5 « UK and partners unite to sanction ministers inciting West Bank violence », GOV.UK, 10 juin 2025.
6 « Guerre en Ukraine : l’UE va débloquer un milliard d’euros à partir d’avoirs russes gelés », Le Figaro, 9 mai 2025.
7 Palästina: Anerkennung, ja oder nein?, Tageblatt, 17 juillet 2024.

Michel Erpelding
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