Administration des contributions directes

L’argent des ménages

d'Lëtzebuerger Land vom 28.06.2007

L’incendie allumé en octobre 2006 à l’Administration des contributions directes, après qu’aient éclaté au grand jour les pratiques de certains de ses fonctionnaires qui faisaient des « extras » pour le compte de fiduciaires de la Place, semble pas prêt de s’éteindre. Les enquêtes administratives ouvertes à l’encontrede fonctionnaires pour violation de leur statut pourraient en tout casbientôt rebondir. Tout dépendra des bonnes dispositions du fisc, soità étouffer l’affaire soit au contraire à crever une fois pour toute l’abcès.

Le préposé d’un des bureaux d’imposition des sociétés, qui avait étémuté au printemps dernier après que des accusations de corruption et de prises illégales d’intérêts aient été lancées contre lui par un de sesanciens subordonnés, lui-même au coeur d’une enquête judiciaire pour des faits de corruption présumée (d'Land des 10 novembre 2006 et 6 avril 2007), vient de subir un redressement fiscal plutôt musclé : plus de 73 000 euros au total à échéance du 14 juin dernier et portant sur les années 1997 à 2005. Impossible de remonter plus en arrière dans le temps. Passés dix ans, la prescription joue. À quoi cette somme correspond-elle ? Si l’on prend le taux marginal maximal pour les revenus des personnes physiques (38 pour cent), ce redressement équivaut à des rentrées de 200 000 euros en huit ans. 

Contacté cette semaine par le Land, Guy Heintz, le directeur de l’ACD a refusé de confirmer ou même de démentir cette information, invoquant le secret fiscal qui le lie : « Je ne peux rien dire malheureusement », a-t-il déclaré. Faut-il interpréter ce malheureusement comme un regret ?

Pas moyen non plus d’obtenir de sa part le moindre aveu sur la suite que l’administration réservera à une affaire qui n’a rien d’anodine.La justice sera-t-elle saisie de ce qui pourrait apparaître commeun indice supplémentaire dans le dossier de corruption présumée ? La direction de l’ACD est souveraine. À elle de juger de l’opportunité de transmettre ou non le dossier. Au nom du secret fiscal qui est tout aussi saint, sinon plus, que le secret bancaire (en principe inopposable à la justice) les juges en tout cas essuient très souventles refus de l’ACD de leur transmettre les dossiers de contribuables ayant fait l’objet d’un redressement fiscal alors que ce genre d’élément pourrait contribuer à la manifestation de la vérité ou à tout le moins être « utile » à l’instruction. Sur le plan de l’enquête administrative aussi des questions seposent, celle notammentde savoir si l’information sera intégrée ou non au dossier de l’ancienpréposé toujours en poste à l’Administration des contributions directes. 

Ce redressement fiscal se révèle en tout cas troublant car il intervientquelques mois après l’ouverture d’une enquête judiciaire pour corruption et prise illégale d’intérêts. Aucune inculpation dans ce dossier n’a encore été effectuée, selon les informations communiquées par le Parquet. La présomption d’innocence s’applique évidemment à l’ancien préposé tout comme ellevaut pour son subordonné et principal accusateur, « tombé » en octobre dernier après que son nom fut apparu aux côtés d’une fiduciaire de la Place à laquelle il prodiguait des conseils et prestations pour arrondir ses fins de mois. Le patron de lafiduciaire située dans le quartier de la Gare fut inculpé de corruption et placé en détention préventive pendant plus de cinq semaines, partageant ainsi lemême sort que le fonctionnaire de l’ACD. Son séjour à Schrassig le fit réfléchir et à sa sortie de prison le 6 décembre, il décide de parler. Ses aveux déboucheront sur une seconde enquête pour corruption.

Un dossier déconnecté de la première affaire puisque deux juges d’instruction sont maintenant saisis, malgré la similitude des faits.L’agent du fisc tombé le premier gérait dans le cadre de son job principal les dossiers de sociétés domiciliées auprès de la fiduciaire du quartier de la Gare. Il négociait notamment en direct les « rulings », qui permettent aux sociétés de réduire leur based’imposition. Le sujet des rulings est un peu tabou à l’ACD, ce qui n’empêche pas ces accords de se faire sous la pression des entreprises toujours promptes à brandir la menace de délocalisationsdans des juridictions fiscalement plus favorables. Toutefois, les rulings peuvent difficilement se passer de l’accord final du chef du bureau d’imposition. Si les agents font effectivement les impositions des sociétés, ce sont les préposés des bureaux qui les signent.

Le dossier pénal de l’agent du fisc et le patron de la fiduciaire est traité par le juge d’instruction Michel Turk. Se voyant sans doute lâché par ses chefs, l’agent passa donc à table à sa sortie de détention préventive. Il livra, entre autres, aumagistrat le nom de sonsupérieur et celui d’une fiduciaire pour le compte de laquelle des travaux comptables auraient été rendus en marge des heures de bureaux. Ce que dans le jargon, on appelle des « ménages », qui permettent aux fonctionnaires des impôts de mettre du beurre sur leurs épinards et d’étoffer leurs fiches de salaire. Plusieurscirculaires des impôts proscrivent ces pratiques, mais lors de son arrivée aux commandes de l’ACD en mai 2006, Guy Heintz s’émeut de leur caractère récurrent. En décembre 2006, quelques semaines après que la première affairede corruption présumée ait éclaté, le patron de l’Administration des contributions formule unecirculaire qui lève enfin toutes les ambiguïtés des précédentes directives (une première circulaire remonte au 7 juin 1977 et fut complétée le 15 avril 1993 puis le 5 janvier 1994 et enfinle 5 décembre 2006) sur l’interdiction pour les agents de faire des travaux annexes d’expertise comptable contre rémunération. Guy Heintz tente ainsi de mettre fin à une pratique qui n’avait pas été vraiment découragée par le passé ; des hauts fonctionnaires du fisc ne voyant rien à redire à ce que leurs agents se fassent les dents sur des dossiers, histoire d’expérimenter ce qui se passe de l’autre côté de la barrière.

L’enquête judiciaire contre X ouverte après les aveux de l’agent n’est pourtant pas confiée au juge Michel Turk. Elle est prise en main au printemps dernier par Ernest Nilles, un juge « expérimenté ». Le magistrat a déjà entendu pendant de longuesheures des fonctionnaires du bureau d’imposition des sociétés qui travaillaient sous les ordres du préposé. Leur audition fait partie du cours  normal de l’instruction. Le juge cherche en effet à savoir de quelle façon certains dossiers de sociétés ont été traités et quelles interventions et quels ordres leur furent demandés par leur supérieur hiérarchique.

Des perquisitions furent ordonnées fin mars 2007 dans les bureaux de l’Administration des contributions directes et auprès d’une importante fiduciaire luxembourgeoise. Le juge Nilles n’aurait d’ailleurs pas eu de mal à obtenir les aveux d’un des associésde la fiduciaire sur les coups de main donnés par le fonctionnaireincriminé. L’enquête toutefois butterait sur des difficultés à étayerles accusations de corruption. Dans ce type d’affaires, la justice doit être en mesure d’exhumer des preuves. 

L’enquête du juge Ernest Nilles a démarré six mois après que la première affaire de corruption présumée ait été découverte. Assez detemps pour faire disparaître des éléments qui auraient pu s’avérer compromettants. Et ne plus laisser que les traces de travaux de prestations d’expertise comptable ? Un vieux briscard du fisc luxembourgeois avait mis en garde les jeunes recrues de cette administration sur les risques de conflit d’intérêt à pratiquer les « ménages » pour le compte de fiduciaires tout en conseillant auximpétrants de déclarer au moins leurs extras dans leurs fiches d’impôts. Un peu comme à confesse où un pêché avoué est déjà un pêché à moitié pardonné.

 

Véronique Poujol
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