De Juncker/Polfer à Frieden/Bettel

Party Like It’s 1999

Luc Frieden, ce dimanche soir
Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 13.10.2023

Pour composer sa délégation, le CSV a veillé à une certaine parité. Il a nommé deux collaboratrices d’Arendt & Medernach (Elisabeth Margue et Stéphanie Weydert) ainsi que deux associés d’Elvinger Hoss (Luc Frieden et Léon Gloden). Les notables bourgeois dominent aujourd’hui l’ancienne Vollekspartei. Les discussions se mèneraient « seriö a zügeg », ce qui correspondrait d’ailleurs aux souhaits du Grand-Duc, se réjouit le formateur Luc Frieden ce mercredi devant le château de Senningen. Face caméra, tous disent se concentrer sur le contenu ; en réalité, tous pensent déjà à s’assurer une place au gouvernement. Ce mercredi, Luc Frieden a martelé le message officiel : La répartition des postes ne serait discutée qu’à la « toute fin ». Mais les prétendants se bousculent dans les coulisses, et les spéculations vont bon train.

Ce n’est pas le CSV qui a gagné les élections, c’est le freak accident électoral des Verts qui a fait sauter le bloc des gauches. « Endlech gutt fort ! » ; « wann si muer d’Héichhaus raumen, kënne mir ufänken dat neit Lëtzebuerg opzebauen », se gaussent des membres du CSV en découvrant l’ampleur de la bérézina verte. Le ressentiment anti-gréng est palpable ce dimanche soir au centre polyvalent de Niederanven lors de la soirée électorale du CSV. Lorsque Sam Tanson reconnaît sa défaite sur RTL-Télé, la salle est saisie de Schadenfreude : « Ooooh ! » La direction du parti s’est réunie en conciliabule dans une salle adjacente ; les stores sont baissés, les portes parées de stickers « interdit au public ». Vers 22 heures, Luc Frieden se plante devant ses troupes pour leur annoncer : « Blo-rout-gréng gëtt et net méi ». La salle explose de joie.

Les deux délégations chargées des négociations de coalition comptent onze participants chacune. Leur composition ne permettrait pas de déductions quant à un prochain gouvernement, prévient d’emblée Frieden. On y retrouve les pontes du parti, mais également quelques surprises. L’experte-comptable, conseillère à Hesperange et trésorière du DP, Myriam Feyder, fait ainsi partie de cette équipe restreinte. (En 2013 le parti avait intégré le managing partner d’EY, Alain Kinsch, dans sa délégation.) Le newbie libéral Luc Emering a également eu les honneurs ; le jeune agriculteur bio (27 ans) vient d’être élu dans la circo Sud. Côté CSV, le député-maire Max Hengel fait partie de la délégation ; c’est dans sa commune de Wormeldange que le CSV a réalisé son meilleur score : 40,4 pour cent. Le président du CSJ, Alex Donnersbach, voit remercié son zèle précoce en faveur de la candidature Frieden.

Les chrétiens-sociaux s’efforcent de ne pas se montrer trop orgueilleux. Ils ont retenu les leçons de 2013 et de 2018, et manifestent une nouvelle humilité, pour l’instant du moins. Claude Wiseler a ainsi souligné la volonté de discuter « d’égal à égal ». Il sait que le Spëtzekandidat du CSV n’a pas été plébiscité. Ce dimanche, Frieden n’a que très légèrement amélioré son score personnel de 2013, lequel s’était effondré de moitié par rapport à 2009. Mais ce que le CSV n’a pas réussi en dix ans d’opposition, il pourrait le réussir dans les prochaines cinq ans au pouvoir : renouveler une bonne partie de son personnel politique. Comme Jacques Santer en 1984, Frieden est en position de faire monter la jeune garde. Quitte à irriter une partie des éternels députés-maires.

Elisabeth Margue est indubitablement la nouvelle femme forte du CSV. En une année chrono, la co-présidente s’est placée au centre de l’échiquier politique. Adolescente, elle baby-sittait les enfants de la famille Frieden à Contern. Elle se retrouve aujourd’hui dans le rôle de lieutenante de #Luc. Avec Gilles Roth, Martine Hansen et Léon Gloden, Margue a d’ores et déjà assuré son ticket ministériel. Parmi les prétendants de la deuxième ligne, Georges Mischo serait plus qu’heureux d’emménager au ministère des Sports, tandis que Christophe Hansen devrait lorgner vers le Héichhaus et les ministères « verts » de l’Environnement et de l’Énergie, ne serait-ce que par sa formation en géosciences.

Sur la liste Sud du CSV, Gilles Roth a réussi un réel exploit, en se haussant de la sixième à la première place. Un résultat qui lui permettra d’assouvir son ambition, longtemps frustrée, de devenir ministre des Finances. Roth avait préparé la voie en encensant constamment son futur Premier : « Vive de Grand-Duc, a vive onse Luc ! ». Avec la Justice et la Police, les Finances sont un des ministères-fétiches du CSV. Werner et Santer avaient splitté le ressort. Les patriarches confiaient à leur dauphin le budget et les impôts, en continuant eux-mêmes à superviser les fortifications de la place bancaire. Le CSV n’a partagé qu’une seule fois ce ministère régalien avec son coalitionnaire : En 1964, Pierre Werner gardait le Trésor et laissait le Budget au socialiste Antoine Wehenkel. La perspective de voir Yuriko Backes nommée ministre de la place financière reste cependant improbable. La diplomate devrait se retrouver à l’Économie ; le traditionnel prix de consolation dans l’État CSV.

Frieden aura intérêt à trouver des femmes ministrables. Dans la circo Sud, le parachutage d’une Quereinsteigerin paraît donc probable. Reste l’épineux cas Michel Wolter. Le député-maire, aussi roublard que remuant, n’avait pas fait mystère de ses ambitions retrouvées en amont du scrutin. À l’issue d’une campagne hyperactive sur Facebook, il a réussi à se classer troisième. Cet exploit rend difficile de le contourner de nouveau. (Pour compliquer l’équation : Si Wolter devenait ministre, son épouse, Nadine Braconnier, pourrait se retrouver bourgmestre de Käerjeng.) Frieden devra trouver un poste assez prestigieux pour l’immobiliser. Or, il aura également à remercier Claude Wiseler (qui a fait un score médiocre) pour les services rendus. Le poste de président de la Chambre pourrait donc aller à un de ces deux anciens.

« L’homme qui voulut être maire songe probablement déjà à s’échapper de la prison du DP ; la première occasion pourrait se présenter dès octobre », écrivait le Land à propos de Serge Wilmes, au lendemain des communales de juin. Son score ce dimanche rend cette perspective tangible. Dans le Tageblatt de ce mercredi, Wilmes vante sa proximité avec Lydie Polfer : sa collaboration avec le DP au niveau communal pourrait servir d’« exemple » au niveau national. Entre 2005 et 2013, le conseil échevinal de la Ville était le laboratoire de Gambia I. Il s’est ensuite transformé en antichambre de la réaction de 2023. Polfer est de retour, au cœur du DP. Gonflée à bloc par son triomphe aux communales, l’éternelle maire de la capitale avait parié juste en faisant l’apologie d’une coalition DP-CSV au niveau national. Une Koalitiounsausso en amont du scrutin qui était très peu appréciée par la direction du DP. Mais le Stater DP a toujours constitué un fief à part au sein du parti. Ces dix dernières années, la section est entrée à plusieurs reprises en conflit ouvert avec le gouvernement bleu-rouge-vert. La constitution d’un axe bleu-noir crevait les yeux, au plus tard lors de la fiesta organisée par Marc Giorgetti (sur le thème du yachting) à laquelle Serge Wilmes, Laurent Mosar et Lydie Polfer s’étaient rendus, tout comme le Spëtzekandidat Luc Frieden.

Ce dimanche soir, la maire savoure sa victoire au Chouchou, une « event venue » située entre le cimetière de Hollerich et un concessionnaire Mercedes. Polfer est une des premières têtes du parti à se pointer à la soirée électorale du DP pour y constater et commenter le décès de la coalition sociale-libérale. Parmi les membres BCBG, l’ambiance n’est pas au deuil. Les rares candidats présents sont surtout préoccupés par leur score personnel. Alain Kinsch est rayonnant. Il attend la venue de Yuriko Backes qu’il embrasse sur les joues. Le Premier ministre se fraie un chemin à travers la foule qui clame « Xavier, Xavier, Xavier ». Bettel fait bonne mine, il conclut son court discours par : « Ech freeë mech op den Owend ! ». (Il repart aussitôt sur les plateaux de RTL.) Quelques minutes après le discours du gagnant vaincu, la sono au Chouchou se rebranche brièvement sur RTL-Télé. On entend la journaliste Caroline Mart : « Il semblait un moment que le CSV était prêt à mettre à disposition le Premier… » Le DP a gagné les élections, mais perdu le poste de Premier ministre et l’initiative politique. « L’État-CSV est de retour », note sobrement un bonze du parti. Le DP s’en est vite fait une raison. Sur les écrans du Chouchou apparaît Sam Tanson. Elle est muette, le son est coupé.

Une fois nommé ministre des Affaires Étrangères, Bettel sera tenté de prendre la première sortie vers Bruxelles. Gaston Thorn avait fait de même en 1980. Boudeur, le « JFK luxembourgeois » avait participé de mauvaise grâce aux négociations avec Pierre Werner. Au bout de quelques mois, il s’enfuit de ce qu’il désignera plus tard de « mariage forcé ». Lex Delles apparaît comme le successeur désigné de « Xav ’», même si ses interventions ne font pas vibrer les salles. Carole Hartmann, la députée-maire d’Echternach, est également montée en grade, mais son profil politique reste aussi plat que celui de Delles. Le DP post-Bettel qui se prépare pourrait finalement beaucoup ressembler à l’ancien DP des nineties. Il court en tout cas le même risque de vassalisation.

Se classant premier dans la circo Sud, Max Hahn assure son retour sur le fauteuil ministériel depuis lequel il avait mené campagne ces quatre derniers mois. Dans le Nord, la question personnelle s’apparente à un casse-tête. Fernand Etgen a fait une croix sur ses ambitions ministérielles. André Bauler a réalisé un bon score, et pourrait faire valoir ses prétentions. Or, en 2014, il avait démissionné du gouvernement au bout de trois mois seulement, citant « son état de santé ». Son remplaçant, l’enforcer libéral, Marc Hansen, a échoué à se faire réélire, et ceci pour la deuxième fois consécutive. Eric Thill, le jeune et ambitieux maire de Schieren, pourrait émerger comme une solution de rechange. Mais au vu du manque de jeunes femmes élues dans les quatre circonscriptions, le DP a également l’option de recourir à une externe ou à faire monter une candidate.

Frieden gouvernera contre l’OGBL et le LSAP, exactement ce que Juncker a toujours tenté d’éviter. Pour soigner son aile sociale, le CSV pourrait tenter de se rapprocher du LCGB qui avait ouvertement bécoté avec les libéraux durant la dernière mandature. Mais le peu qui restait du courant syndical a été laminé ce dimanche : Marc Spautz se retrouve relégué à la sixième position, Gabriel Di Letizia, un délégué permanent du LCGB, a fini dernier. Pour contrer l’image d’un gouvernement « vun de lacke Schong », Frieden a inscrit la lutte contre la pauvreté en haut de l’agenda des négociations de coalition. Il veut en discuter avec la Croix Rouge et la Caritas. Les douze groupes de travail instaurés ce mercredi auront jusqu’aux vacances de Toussaint (qui commencent le 28 octobre) pour pondre leurs réflexions qui seront ensuite discutées en plénière.

Le formateur est confiant d’avancer vite. Le DP serait « onsen éischte Choix », à cause de la « cohérence programmatique » expliquait-il aux instances de son parti. D’un point de vue programmatique, les deux partis sont sur la même longueur d’onde. Le groupe de travail « Justice et sécurité » devrait ainsi s’accorder sur l’introduction de la comparution immédiate. Le pénaliste Bettel est un fan de longue date de cette justice rapide, bien qu’en France, elle a transformé les pauvres en chair à prison. La restriction du droit de manifestation et la politique des drogues répressive revendiquées par le CSV devraient provoquer quelques soubresauts parmi les libéraux. En principe du moins.

La « Herdprämie » se profile comme un potentiel point d’achoppement. (« Lors de négociations, cette question pourrait se régler en cinq minutes », croyait savoir un « Mitglied der erweiterten [CSV-]Parteiführung » cité par Reporter.) Dans l’éducation, le risque d’un rollback est limité. Claude Meisch a eu l’intelligence d’établir des faits sur le terrain, avec six écoles publiques européennes. En plus, la Chambre de commerce, que Frieden présidait jusqu’en février, est fan de l’actuel ministre : « L’alphabétisation en français, lancée comme projet-pilote dans quatre communes, devrait être étendue à d’autres régions du pays qui le souhaitent ». Le plus simple pourrait finalement être de laisser Meisch en place. Quitte à trouver un autre ressort pour Martine Hansen.

La pression se fera surtout sentir sur la question du logement. Le dopage fiscal des investisseurs immobiliers avait été largement proscrit par Pierre Gramegna, qui y voyait une des principales causes de la surchauffe des prix. L’ancien ministre des Finances, qui ne s’est jamais identifié comme un homme du DP, avait dû s’imposer contre une partie de l’establishment libéral. Gramegna parti, le DP pourrait succomber à la pression de la crise immobilière et des promoteurs irrédentistes. Même si la réintroduction de l’amortissement accéléré (revendiquée par le formateur Frieden, mais pas par le programme du CSV) constituera une apostasie pour le DP.

Le mot « Tanktourismus » ne figure pas une seule fois dans le programme du CSV. Pourtant, c’est lui qui fait exploser le bilan carbone du Grand-Duché. Trois semaines avant le scrutin, le Groupement pétrolier (renommé « Groupement énergies mobilité ») s’est adressé aux partis politiques pour leur rappeler que « le secteur » contribue pour « un peu moins de dix pour cent aux recettes de l’État » et pour fustiger la taxe carbone qui menacerait leurs « investissements ». L’Histoire n’est pas à sens unique, et les forces de la réaction fossile restent vivaces. Il sera intéressant de voir si le « Klima-Premier » et le nouveau #Luc y résisteront. Au lendemain du scrutin, Michel Wolter expliquait déjà à la presse qu’il faudrait réarticuler la politique climatique pour ne pas « dégoûter les gens » ni leur « donner mauvaise conscience ».

Frieden ne pourra pas revenir sur sa principale promesse de campagne de « moins d’impôts pour tout le monde ». Ce sera une couleuvre à avaler pour Bettel et Backes, qui s’étaient présentés comme les apôtres du « Sputt » et de la prudence. En décembre 2001, la dernière coalition CSV-DP avait voté une réduction massive des impôts sur les sociétés (abaissant le taux de trente à 22 pour cent). Trois ans plus tard, les caisses de l’État commençaient à se vider, forçant le gouvernement à augmenter les impôts indirects. Le tout se résolut par un coup de providence. En 2003, un fiscaliste d’AOL du nom de Richard G.

Minor identifia la nouvelle niche fiscale du commerce électronique. (Les 6,36 milliards d’euros que celle-ci rapportera au Budget valurent à Minor l’ordre de la Couronne de Chêne.) Vingt ans plus tard, Frieden n’exclut pas de contre-financer ses réductions d’impôts par des coupes dans les dépenses sociales. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.

Bernard Thomas
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