L’Homme est constitué de 90 pour cent de microbes pour une portion humaine proprement dite de dix pour cent. On peut voir dans le microbiote une composante fondamentale de la nature humaine

Nos amis les microbes

d'Lëtzebuerger Land du 12.02.2016

Les premiers microbes furent observés par Anton van Leeuwenhoek avec un microscope de sa fabrication, en 1677. Louis Pasteur, au XIXe siécle, démontra leur rôle d’ agents infectieux. C’est en tant que tels que tout le monde les a perçus jusqu’ici, l’existence connue de quelques espèces inoffensives n’ayant pas fait grand bruit.

Sous leurs formes épidémique et pandémique, les germes pathogènes ont terrorisé la planète. Il n’est que de mentionner la peste : par exemple, entre 1347 et 1351, la Mort noire emporta le tiers de la population de l’Europe. Exemple analogue pour les virus : plus près de nous, celui de la grippe dite espagnole tua au moins cinquante millions de personnes au lendemain de la Grande Guerre. Des catastrophes humaines, démographiques et économiques !

Les maladies infectieuses ont puissamment contribué à changer la face du monde. Introduites pas les conquérants européens dans des sociétés exotiques, indiennes notamment, dépourvues d’anticorps et sans mémoire immunologique, elles les ont fait fondre comme neige au soleil. Christophe Colomb et ses hommes débarquèrent en 1492 à La Hispaniola, aujourd’hui Haïti et République Dominicaine. L’île comptait alors environ huit millions d’habitants autochtones, il en resta 250 en 1540. Ce fut moins l’œuvre des armes espagnoles de dernier cri que celle des micro-organismes européens véhiculés par les intestins, les poumons, la peau, le sang (dans le cas du paludisme) des conquistadors. Sans eux, des poignées d’Espagnols n’auraient pas conquis, sous Cortés, l’empire des Aztèques c’est-à-dire le Mexique, ni, sous Pizarro, l’empire des Incas en Amérique du sud.

Nous nous rendons parfaitement compte de la menace que les microbes et les virus continuent à faire peser sur nous, et de l’actualité des ravages dont ils se rendent coupables. La résistance fréquente des bactéries aux antibiotiques est effrayante, surtout à l’intérieur des hôpitaux.

Mais le rideau s’est levé sur une scène très différente, qui, selon des opinions qualifiées, pourrait révolutionner la médecine et l’enseignement de la physiologie. La métagénomique permet l’étude, le séquençage de l’ADN des micro-organismes directement dans leur environnement, sans passer par une étape de culture en laboratoire. Grâce à ce procédé méthodologique très récent, qui révèle des espèces microbiennes inconnues, on sait que l’organisme humain héberge de façon permanente des myriades de micro-organismes non pathogènes, intimement associés à notre bien-être, l’ensemble baptisé « microbiote ». Ces infiniment petits habitent dans tous les recoins du corps : dans le nez, dans la bouche, dans les oreilles, dans les yeux, sur la peau, dans les poumons, dans le vagin, et surtout dans le tube digestif. Le microbiote intestinal, énorme pool de communautés bactériennes, est de loin le plus important. C’est de lui surtout qu’il sera question ici.

Nous pouvons désormais regarder les cellules humaines, d’une part, les bactéries du microbiote, d’autre part, comme les deux types d’unités constituantes de notre organisme. Les microbes se distinguent des cellules, ils sont dépourvus de véritable noyau et d’organites. Il s’agit de la bagatelle de 100 000 milliards de bactéries (dix fois plus que le nombre de cellules de l’organisme) pesant environ deux kilogrammes par individu, et représentant mille espèces avec 3,3 millions de gènes – le « microbiome » (150 fois plus de gènes que n’en contient le génome humain).

Dès lors, on a pu dire que l’Homme est constitué de 90 pour cent de microbes pour une portion humaine proprement dite de dix pour cent ! On peut voir dans le microbiote une composante fondamentale de la nature humaine, un organe supplémentaire de plein droit, diffus à travers tout le corps. Il diffère d’un individu à l’autre et fait partie de ses caractéristiques identitaires, un peu à l’image des groupes sanguins. Il participe au maintien de notre santé. C’est un écosystème complexe dont les acteurs minuscules vivent en symbiose et se livrent à des échanges incessants, assurant mutuellement leur vitalité et leur survie. Ces interactions font l’objet d’études entre autres au Luxembourg Centre for Systems Biomedicine.

Avec le concept du microbiote s’est ouvert un vaste champ de recherches. Celles-ci comptent aboutir à des applications pratiques de la plus haute portée. Il s’agira de peaufiner l’identification de ces micro-organismes, de préciser leurs fonctions, notamment leurs interventions dans le maintien de la santé, et de développer des moyens d’agir sur eux dans un but thérapeutique. Une meilleure compréhension du dialogue entre ces bactéries et les cellules humaines ouvrira sans doute les portes à des thérapies plus personnalisées et à une médecine préventive plus ciblée. Le financement de la médecine n’en sera pas facilité. Pour le moment, les connaissances sont encore très lacunaires. On est dans une sorte de Far West scientifique dont la conquête reste à faire ; ce seront sans doute nos amis américains qui abattront le gros de la besogne, avec l’appui efficace – comment en douter ? –de chercheurs battant pavillon luxembourgeois.

Que pense-t-on aujourd’hui plus précisément du rôle du microbiote intestinal ? Il s’avère multiple. Outre son activité capitale dans la digestion, la nutrition et le métabolisme, on lui attribue d’autres fonctions dans le développement et le contrôle du système immunitaire, dans la prévention de l’invasion et de la croissance des micro-oganismes pathogènes, dans la détoxification de substances toxiques environnementales, dans la synthèse de vitamines. Une corrélation existe entre ses modifications et la survenue de certaines maladies chroniques digestives comme les affections intestinales fonctionnelles ou inflammatoires et l’œsophagite éosinophilique, et des affections allergiques comme l’asthme et la dermite atopique.

En novembre 2015, au European Microbiome Congress de Londres, des communications ont traité des relations entre le microbiote et ses modifications, d’une part, et, d’autre part, l’exercice physique, l’alimentation, les maladies intestinales bénignes ou malignes, le diabète, les affections bronchopulmonaires, les maladies de la peau, le développement du système nerveux central.

À la naissance, le corps d’un bébé ne contient pas de microbes. Pendant les premières années de la vie, c’est surtout par le contact avec sa mère que se constitue son microbiote, mais il dépendra aussi de l’alimentation et de l’environnement. On pense maintenant que l’exposition aux microbes dès le plus jeune âge comporte des avantages, car la colonisation qui en résulte augmente le capital microbien et favorise le développement du système immunitaire des enfants. Laissons donc les petits se rouler dans la boue, manger avec les mains sales et embrasser le chien ! Trop de propreté est nuisible à la santé. Le microbiote se stabilise vers l’âge de deux ans, mais il pourrait évoluer plus tard contrairement aux groupes sanguins, sauf un noyau central constitué de colonisateurs permanents.

Quelle différence y a-t-il entre un enfant né par césarienne et un enfant venu au monde par un accouchement naturel ? Aucune, a-t-on tendance à répondre. Erreur ! Un enfant en traversant le défilé vaginal de sa mère absorbe des bactéries qui y pullulent et qui entreront dans la composition de son microbiote. Les hospitalisations pour asthme sont moins fréquentes chez les enfants nés par les voies naturelles, par exemple.

On sait depuis longtemps que la prise d’antibiotiques déséquilibre la flore intestinale, ce qui peut causer des diarrhées. Mais il faut aussi compter avec d’autres conséquences. L’administration de pénicilline à une période définie au début de la vie détermine en partie, même à l’âge adulte encore, la composition du microbiote, avec comme résultat sur le plan métabolique une accumulation de masse graisseuse. Ceci a été démontré chez la souris.

Dans une expérience intéressante, on a ajouté des édulcorants artificiels à la nourriture de souris : leur glycémie et leur poids augmentèrent, ce qu’on attribue à l’action des édulcorants sur la flore intestinale.

Chez l’homme, des travaux danois récents suggèrent fortement une association entre l’usage d’antibiotiques dans l’enfance, à partir d’une certaine quantité, et l’obésité, et aussi avec l’apparition d’un diabète de type 2 plus tard dans la vie, tout cela par le biais, pense-t-on, de l’effet collatéral des antibiotiques sur le microbiote.

L’hypothèse assez audacieuse a aussi été émise qu’au contraire, dans des familles sujettes à l’obésité, un traitement antibiotique à la naissance pourrait contrecarrer une éventuelle action « obésitogène » du microbiote.

On considère aujourd’hui que l’obésité est due dans des proportions variables à une prédisposition génétique, une alimentation trop riche en calories et un manque d’activité physique. Si l’on parle d’excès de poids, on frôle aussi ipso facto le sujet du diabète. Le thème s’enrichit donc d’un nouveau volet, le facteur microbiotique. Et s’il était souvent crucial, ce facteur, si l’origine du dysfonctionnement métabolique de beaucoup d’obèses se situait au niveau de la flore bactérienne de l’intestin, de sa composition et de sa fonction ? Cela expliquerait les nombreux échecs des médecins, des diététiciens, des médias et des médicaments dans leurs tentatives pour faire maigrir durablement les gros.

Ce n’est pas pour débiter des sornettes que l’on souligne rôle des microbes du gros intestin dans le fonctionnement du cerveau. Celui-ci dépend des substances chimiques que sont les neurotransmetteurs (sérotonine, dopamine, acide gammabutyrique ou Gaba, et cetera). Les microbes – qui l’eût cru ? – fabriquent ces composés chimiques, par exemple 95 pour cent du besoin en sérotonine et cinquante pour cent de la dopamine. Ils ne le font pas pour meubler leurs loisirs dans les bas-fonds où ils sont relégués, mais pour envoyer à travers le nerf vague ou parasympathique des messages vers les zones du cerveau où sont localisées les émotions telles que l’anxiété. Comme le font les médicaments psychotropes, ces messages modifient le comportement. Cela a été expérimentalement prouvé chez des animaux de laboratoire.

Reste à savoir quel est le rôle du microbiote dans les maladies mentales, déjà il semble réel par exemple dans certaines formes d’autisme. Des conséquences thérapeutiques sont envisageables. Cette relation entéro-cérébrale, c’est-à-dire entre les boyaux et la matière grise, avec son allure de science-fiction, est un des chantiers les plus prometteurs des neurosciences à l’heure actuelle. (Admet-on toutefois toujours que c’est dans notre tête que nous pensons ? Oui, là il n’y a rien de changé.)

Comment se fait-il que nos défenses immunitaires ne s’attaquent pas à ces bactéries bienfaisantes ? C’est que dans la paroi intestinale et dans les ganglions mésentériques des cellules se chargent d’éliminer sélectivement les lymphocytes capables de réagir aux antigènes provenant de la flore intestinale.

Voici une bonne nouvelle : une étude du Journal of the American College of Nutrition montre que les buveurs de vin rouge ont un microbiote différent de celui des abstinents, différent et plus favorable. On savait déjà que le vin rouge est bon pour le coeur et les artères. L’activité physique influence aussi le microbiote dans le sens désiré. Il faut donc bouger, toujours bouger, bouger autant que possible – et boire du vin rouge, mais pas trop, pas autant que possible.

La transplantation fécale entre dans le cadre de notre sujet. La méthode n’est pas vraiment nouvelle, mais elle a été redécouverte et a donné lieu à plusieurs publications récentes. Voici de quoi il s’agit. Revenons aux diarrhées causées par les antibiotiques. Leur chef de file est la colite due à un germe appelé clostridium difficile, une affection assez sérieuse. On la traite par un autre antibiotique, auquel il lui arrive cependant de résister avec obstination en récidivant sans cesse. Alors, l’administration d’une suspension de matières fécales d’un individu sain, par voie rectale ou par sonde gastro-duodénale, ou récemment aussi par voie orale dans des capsules, peut être spectaculairement efficace. Les microbes du donneur ont raison du germe pathologique, en s’imposant dans un scénario de compétition. Les donneurs potentiels, les pourvoyeurs de cette manne inattendue sont innombrables, on ne leur demande pas grand-chose, après tout.

Déjà, des donneurs sains méticuleusement sélectionnés alimentent une banque de matières fécales appelée OpenBiome, située dans le Massachusetts près de Boston. Sur la Toile, on trouve des incitations publicitaires et des informations comme celles-ci :

– You can donate blood, eggs and sperm. Why not poop? Yes, your feces are perhaps your greatest untapped monetary resource.

– Strapped for cash? Become a poop donor and make money.

– Collection bank pays $ 40 a sample... This is an unusual way to make a quick buck.

– There are incentives – such as becoming a ‘super pooper’ or providing the biggest single donation of the month.

Une idée pour créer une nouvelle banque à Luxembourg ? L’argent, lui au moins, n’a pas d’odeur, et s’il ne fait pas le bonheur, il témoigne parfois du bien-fondé de l’aphorisme : rien ne se crée, rien ne se perd.

On commence à attribuer à l’appendice, longtemps considéré comme un vestige anatomique sans fonction, une possible raison d’être : celle d’un réservoir destiné à repeupler les intestins avec des bactéries salutaires après des diarrhées massives. Le fait est que les récidives de colite à clostridium difficile, justement, sont significativement plus fréquentes chez les sujets ayant subi une appendicectomie que chez ceux dont l’appendice est resté en place. Aux dernières nouvelles, même des virus bénéfiques font partie de cet écosystème microbiologique. Il est question, alors, de « virome ».

Une mise en garde: ces nouvelles recherches aiguisent déjà l’appétit des malins qui sont toujours pressés pour tirer profit des espoirs des malades et des « worried well », tous psychiquement vulnérables. Les chercheurs ont encore un long parcours devant eux et beaucoup de grain à moudre, avant de pouvoir fournir les preuves qu’exige la méthode scientifique. Dans le domaine thérapeutique, l’effet placebo est omniprésent.

Il ne faudrait pas s’étonner si le jury de Stockholm nous présentait un de ces jours un Prix Nobel récompensé pour ses travaux sur le microbiote. Il pourrait s’agir d’un chercheur du Texas Tech University Health Sciences Center à Houston, ou de la Washington University à St. Louis.

Jusqu’ici l’on croyait qu’un être humain n’était rien de plus qu’un amas de cellules. Nous savons maintenant qu’une population de trillions de micro-organismes est partie intégrante de chaque individu.

Nous nous trouvons donc au début d’un de ces bonds en avant qui émaillent l’histoire de la médecine. La généralisation voulant que le microbe est l’ennemi numéro un du genre humain, n’a plus cours. Étonnant ! « Connais-toi toi-même », est un vieux dicton légué par la Grèce antique. Il incite aussi à s’intéresser au microbiote que nos cours de biologie ne mentionnaient pas, pour cause...

Raymond Schaus, docteur en médecine, formé à Nancy, Londres, St. Louis (USA) et Paris, est spécialiste en médecine interne. Ancien président de la section médicale de l’Institut grand-ducal, sa carrière professionnelle s’est déroulée surtout à la Zithaklinik, à Luxembourg. Il fut aussi membre du conseil d’administration de la Société des écrivains luxembourgeois de langue française.
Raymond Schaus
© 2023 d’Lëtzebuerger Land