Bande dessinée

À chacun sa vérité

d'Lëtzebuerger Land vom 13.10.2023

Mathieu Sapin est un de ces auteurs de bandes dessinées caméléon qui aime changer de style, de format, d’éditeur, selon le projet. Albums jeunesse, séries humoristiques, heroïc-fantasy, albums pseudo autobiographiques… En tout, il a pris part, tantôt en tant que dessinateur, tantôt en tant que scénariste, souvent en tant qu’auteur complet, à une quarantaine d’albums ou séries depuis L’Oreille gauche, sa première publication, sortie en l’an 2000.

Parmi ses nombreux ouvrages il y a ceux au long court, documentaires, où il sort de son studio de dessin et de sa zone de confort pour se muer en un un artiste-reporter. Des albums où l’auteur oscille entre le très sérieux et l’informatif d’un côté et une bonne dose d’humour, de mauvaise foi et d’(auto)dérision de l’autre. Un style très personnel, avec lequel le dijonnais a déjà publié de nombreux ouvrages à la thématique politique : Campagne présidentielle, en 2012, pour lequel il passera 200 jours dans les pas du candidat et futur président français, François Hollande ; Le Château, en 2015, où il passera une année dans les coulisses de l’Élysée ; Comédie française, en 2020, qui l’amènera à réaliser de nombreux voyages dans l’antichambre du pouvoir, au plus près des responsables du parti présidentiel En Marche ; ou encore, l’an dernier, Douze Voyages présidentiels, où il se penche, faute d’arriver à approcher Emmanuel Macron, sur les médias et les communicants qui le suivent ; mais aussi, en 2017, un album, Gérard, cinq années dans les pattes de Depardieu, porté par la personnalité extravagante du célèbre comédien.

Pour ce nouveau projet, Mathieu Sapin a finalement réuni son intérêt pour le fait politique et celui pour les personnalités attachantes, excessives et hors du commun. Et pour trouver sa nouvelle cible, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’a pas eu à la chercher bien loin, puisqu’il s’est intéressé, ici, à son beau-père, Edgar. Le sous-titre de l’album, De Lisbonne à Paris, dans les pas de mon beau-père révolutionnaire, nous éclaire. Edgar est un homme fantasque ; un homme qui, d’entrée demande à son gendre : « pas de rabaissement, pas de dénigrement, pas d’exagération/ La vérité, rien que la vérité » avant d’ajouter : « quoi qu’il existe en portugais une expression qui dit ‘com a verdade me enganas’ » autrement dit, « en te disant la vérité, je te trompe ». Une maxime idéale pour lancer ce récit où le septuagénaire se raconte, et, sans doute, se la raconte.

Déjà car Edgar n’est pas son vrai prénom, mais « une couverture qu’il utilise pour ses écrits autobiographiques », et puis parce qu’il dit avoir vécu mille vies : marxiste convaincu, il aurait participé à la résistance contre la dictature portugaise avant de se réfugier en France, d’y militer auprès de l’extrême gauche, puis de retourner au Portugal pour prendre une part importante dans la Révolution des œillets en 1974. À l’entendre il aurait résisté, déserté, traversé le pays seul à pied, travaillé avec les agents secrets, été en possession d’informations ultraconfidentielles… sans oublier qu’il prétend être un descendant direct du duc de Wellington – celui qui a battu Napoléon à Waterloo.

Difficile à croire. Mathieu Sapin explique d’ailleurs dans son album : « mais bon, il est un peu parano aussi et il faut faire le tri dans ce qu’il raconte ». Un tri qu’il décidera de ne pas faire. Affabulateur ou aventurier politique fantastique ? Le lecteur passe peut-être les trois quarts de ce roman graphique à opter pour la première option pour finalement se dire qu’il y a, peut-être bien, tout compte fait, un fond de vérité dans ses récits. Après tout l’auteur a bien retrouvé à la Bibliothèque Nationale de France, un documentaire de 52 minutes datant de 1968 sur l’arrivée des jeunes travailleurs portugais en France où Edgar joue le rôle principal. Chaque lecteur devra se faire sa propre opinion à ce sujet, car ce n’est pas l’auteur qui tirera une quelconque conclusion.

Et finalement peu importe, véritables, exagérées, fantasmées ou inventées, les histoires d’Edgar sont magnifiquement bien racontées. Alors, pourquoi s’en priver ? D’autant que les récits d’Edgar, et les recherches réalisées par Mathieu Sapin, sont avant tout de bonnes raisons pour replonger dans l’histoire récente du Portugal, dans sa culture, dans ses lieux historiques, mais aussi dans ses recoins perdus.

Même si Edgar n’est pas en pleine campagne présidentielle ou président de la République, même s’il n’est pas un comédien célèbre dans le monde entier, l’album a un intérêt certain. Sapin, tout en gardant son humour habituel et faisant preuve de toujours autant d’autodérision, propose ici une escapade magnifique dans les souvenirs de son beau-père, mais aussi dans de nombreux recoins touristiques ou méconnus du Portugal d’aujourd’hui et s’offre le luxe d’offrir à ses lecteurs de nombreux intermèdes historiques pertinents. L’album est sympa, dynamique, surprenant et instructif sur l’histoire, mais aussi la culture portugaise. Pas mal pour un seul livre !

Edgar de Mathieu Sapin. Dargaud

Pablo Chimienti
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