François Thiry parle de l’expérience que fut pour le bureau d’architecture Polaris le travail avec les curateurs, les artistes et le bâtiment du Mudam

Scénographie d’expositions

d'Lëtzebuerger Land vom 13.10.2023

Avec un travail de scénographie architecturale proposé à Suzanne Cotter, alors directrice du Mudam, Polaris Architectes a joué les médiateurs à travers les mises en espace d’expositions. De 2019 avec Etel Adnan et les modernes à 2023 et la troisième partie de 25 ans de la Collection Mudam. Ils ont aussi engagé un dialogue, une sorte de relecture avec le bâtiment de Ieoh Ming Pei.

d’Land : On s’est souvent plaint que l’architecture de Pei était une œuvre en soi, difficile à mettre en dialogue avec les œuvres d’art exposées. Comment êtes-vous arrivés à une autre conclusion ?

François Thiry (Polaris Architectes) : On a travaillé dans à peu près tout le bâtiment. Je rappellerai brièvement ici les espaces du Mudam. Il y a trois niveaux. Le sous-sol, le rez-de-chaussée et le premier étage. Et à chaque étage, il y a toujours deux salles de chaque côté du hall principal.

La lumière est naturelle dans le jardin des sculptures, le grand hall au rez-de-chaussée, diffusée au premier étage par les sheds. On ne peut pas dire que le Mudam est un white cube…

Oui, la lumière du soleil est massivement présente au premier étage par les sheds, de manière très délicate et intense au rez-de-chaussée par les portes qui constituent les passages d’un espace à l’autre. Elle est évidemment beaucoup moins présente au sous-sol.

Vous souriez quand vous parlez des sheds. C’est pourtant le système d’éclairage naturel le plus classique dans l’architecture « moderne ».

On peut penser ça. C’est le cas si on est dans un bâtiment de Renzo Piano – je pense à la Fondation De Mesnil à Houston où c’est pensé suivant une ingénierie scientifique absolue. Ici, c’est beaucoup plus fantasque. Ça a l’air rationnel, parallèle… Mais en fait, c’est expressionniste et fantaisiste. C’est une démarche véritablement poétique et d’ailleurs, d’une certaine façon provocatrice, au bon sens du terme. Le Mudam est aussi ce que j’appelle un bâtiment atmosphérique qui laisse entrer le cosmos à grands flots. C’est un bâtiment qui est en contact avec les éléments extérieurs.

Le dialogue avec le cosmos est une philosophie en Asie...

Ce que j’appelle la dimension atmosphérique, c’est la dimension des saisons, la dimension de l’heure du jour, tout ça joue un rôle très important dans le musée. C’est magnifique.

C’est quand même une gêne. À l’heure actuelle, on sous-éclaire quasiment les œuvres avec très peu de lumens pour les protéger, non ?

Certaines œuvres sont beaucoup plus fragiles que d’autres à la lumière naturelle. Il y a aussi les prêts par des institutions qui sont très strictes à ce niveau-là alors que des artistes sont souvent prêts à prendre des risques par rapport à l’exposition à la lumière. Ça influence énormément le concept. Est-ce qu’il faut faire des boîtes ? Est-ce qu’on peut laisser les œuvres respirer à la lumière naturelle ? En fait, il faut se poser la question, au départ de la scénographie. Quels sont les paramètres sur lesquels on peut jouer ?

Abordons quelques expositions. Pour commencer par Etel Adnan et les modernes. C’était votre projet inaugural et en plus, au premier étage avec les sheds !

L’intérêt dans cette exposition, c’était qu’Etel Adnan était une artiste vivante à l’époque de l’exposition en 2019 (elle est décédée en 2021). Sébastien Delot, le commissaire invité est très engagé par rapport à son œuvre. Il a contribué à l’établir sur la scène internationale à partir de 2010. Pour l’exposition au Mudam, il était assisté par Sarah Beaumont. On avait des œuvres en papier très fragiles de l’artiste (des leporellos) et on avait des œuvres historiques très précieuses, qui étaient présentées en dialogue avec l’œuvre d’Adnan parce qu’ils ont marqué sa trajectoire : Kandinsky, Nicolas de Staël… C’était une exposition en collaboration avec le Centre Paul Klee à Berne. Les exigences de conservation sur le contrôle de la lumière étaient très hautes de la part de l’institution. On avait des peintures à l’huile dont certaines au format assez grand qui avaient besoin de la lumière et des œuvres historiques de petit format qui demandaient au contraire à être protégées de la lumière. A priori des demandes paradoxales. Cela faisait intégralement partie du sujet de la scénographie.

Assez rapidement s’est ainsi imposé l’installation de pavillons au sein des espaces du Mudam et ce, à plusieurs niveaux : le contrôle de la lumière artificielle, pouvoir faire des projections et je dirais surtout que cela apportait une échelle qui s’apparentait à l’échelle domestique. Etel Adnan a très peu travaillé dans des grands ateliers mais chez elle, dans son séjour, dans des appartements. Les pavillons étaient d’ailleurs dessinés comme des petits appartements, avec des hauteurs sous plafond, avec des portes et des hauteurs de murs correspondant à l’échelle domestique. C’était aussi un clin d’œil au fait qu’Adnan n’ait pas seulement été une peintre, mais une poétesse qui écrivait beaucoup aussi en lien avec sa vie quotidienne. Notamment la fenêtre, par laquelle elle voyait le paysage.

Vous parlez de la porte dans l’architecture de Pei. Et de l’importance de la lumière qui entre par la porte. Ici, en l’occurrence une porte permettait d’entrer dans la boîte aux leporellos d’Etel Adnan quand par ailleurs, il y avait quand même des œuvres sur les murs de Pei.

On a travaillé avec deux boîtes identiques, rectangulaires, sauf qu’en les posant différemment dans une pièce ou dans l’autre, on a évidemment créé un espace négatif. Tout l’intérêt dans ce musée, ce sont les espaces négatifs. Ceux qui restent entre les constructions temporaires et la construction de Pei. Cela permet de créer des reculs différents par rapport aux œuvres exposées. Dans le cas d’une œuvre plus petite, cela va permettre de se rapprocher, une œuvre plus grande va exiger un recul plus important. On a proposé au curateur des sous-espaces suivant les formats, les regards qu’on va avoir sur les œuvres. Historiques (Klee, Kandinsky, De Stijl) dans l’espace fermé et d’artistes femmes, amies d’Adnan, exposées à la lumière naturelle, comme un très grand format contemporain d’Eugénie Paultre.

D’une première exposition sur une artiste intimiste, mais pas monographique, on passe à l’exposition collective 25 ans de la Collection Mudam...

C’était une exposition où il fallait proposer un scénario pour plusieurs accrochages. C’était particulier d’avoir ce genre de défi muséal. Les trois volets ont été successivement exposés de novembre 2020 à janvier 2023. La commissaire générale était Marie-Noëlle Farcy avec Lisa Baldelli. Pour ce projet dans les deux salles au sous-sol, on a commencé par un brainstorming architectural pour définir un caractère, un concept d’exposition sur mesure. En général au départ on a la liste des œuvres, on connaît tous les formats et on travaille avec les curateurs. Ici, on savait qu’on allait avoir un deuxième avec en partie des œuvres différentes. Finalement, ça s’est même très bien passé, puisqu’il y a eu trois accrochages successifs sur une seule base scénographique. Ça veut dire que le dispositif a suffi et même a suscité des choses nouvelles, ce qui était vraiment au-delà de nos espérances. Certaines œuvres qui étaient plus complexes à démonter sont restées et d’autres ont été changées. Il y avait plusieurs idées au départ, comme évidemment, la collection en tant que lieu de travail : Marie-Noëlle Farcy est la responsable des collections. Elle travaille sur les collections dans les réserves, elle les présente au Mudam et aussi à l’étranger. Pour elle, c’est un travail de longue haleine, c’est un travail en cours. Dans notre concept, les deux pavillons qu’on a construit à l’intérieur des deux salles du sous-sol font référence à des cimaises de travail, des cimaises d’accrochage, à des murs, à des murs d’appartements et cela se traduit très concrètement par des faux-plafonds.

Ce que j’appellerais des casquettes, des auvents...

En disant auvent, vous faites référence à du mobilier urbain, ce n’est pas faux. On a aussi joué avec les colonnes en béton, on les a transformées en des sortes de cheminées en référence au modernisme.

Et à l’espace domestique des artistes qui travaillent.

Exactement. Dans la galerie Est, on a créé ces plafonds avec des petits spots intégrés, qui ne sont pas des éléments scénographiques ou muséographiques, c’est vraiment des références à l’espace domestique dans lequel les artistes travaillent. Et donc, ce n’est pas un éclairage qui a une fonction technique car le fait de créer ce plafond à mi-hauteur, c’est une contrainte en réalité pour les scénographes parce que ça crée des ombres. Dans les salles de musée, généralement on évite les ombres comme la peste. Ici, on s’est pris au jeu de créer des effets inhabituels dans un musée. On s’était entendu avec l’équipe des commissaires pour qu’ils l’acceptent.

Au lieu d’avoir une chronologie classique de l’histoire de l’art, qui est d’ailleurs remise en question actuellement, il y avait un travail en réseau au-delà des dates. Cela créait des liens invisibles, non linéaires, des raccourcis entre les couleurs, les textures.

Ces salles au sous-sol du Mudam sont souvent fractionnées, par exemple pour montrer des vidéos. Nous avons utilisé ces salles dans leur entièreté – ce qui était cohérent par rapport au projet de l’exposition, puisque ça permettait de créer une fluidité. Avec une vraie liberté de mouvement du visiteur.

Il y a un travail que j’aimerais que vous m’expliquiez, sur la projection des vidéos dans une exposition qui n’est pas un espace fermé mais un espace ouvert.

Comme la collection appartient au Mudam, la manière de travailler cette projection de vidéos était vraiment le choix des commissaires. Cela veut dire accepter un certain compromis dans le contraste par exemple, dans le rendu. Ici effectivement, le faux-plafond, la casquette a joué un rôle par rapport au contraste de la vidéo. Elle créait une ombre, ou plutôt une pénombre favorable à la projection. On aurait pu peindre la face arrière en noir ou en anthracite, mais cela aurait complètement changé l’équilibre de l’exposition, le fait que les œuvres étaient en dialogue les unes avec les autres. C’est Marie-Noëlle Farcy qui a tranché sur cette couleur jaune d’oeuf. Elle connaît très très bien « sa » collection. Elle avait en vue plusieurs réaccrochages puisque l’exposition a duré deux ans et demi. Elle savait ce qu’il lui fallait d’un point de vue plastique.

On passe à l’exposition Enfin seules...

Parfois, il faut faire preuve d’une sorte de réserve quand le commissaire ou l’artiste a déjà une idée forte. Timothy Prus est un artiste. Les curateurs du Mudam, ici, Michelle Cotton, Sarah Beaumont, Christophe Gallois, étaient des facilitateurs et nous, un support.

Les formats photographiques nécessitaient une approche particulière. De A4 maximum à beaucoup plus petit, avec la texture et le grain particulier des anciennes prises de vue, les sels d’argent, des couleurs étonnantes…

Timothy Prus, le commissaire invité connaît le corpus de sa collection Archive of Modern Conflict par cœur et il avait déjà exposé dans des lieux importants. Ici, il a réussi à convaincre le Mudam de faire un projet inédit. Donc l’idée d’agrandir ces photos historiques à la taille du mur et en couleurs contemporaines, ça venait du commissaire. Il avait envie de faire ce travail de papiers peints….

C’est très anglais !

Le Mudam a accepté de le faire. Quant à notre intervention, c’était cette double cimaise centrale, ce double chevron. C’est très simple et très dynamique au niveau du dessin. Cela crée une sorte de grotte au milieu de l’espace, avec des entrées étroites, puis ça s’élargit, tout en étant une forme abstraite. C’est une forme qui crée une tension dans la salle et à l’intérieur, un changement d’ambiance. Et les photographies exposées dans la grotte étaient très sensibles à la lumière, donc nécessitaient une ambiance particulière. C’était un choix de curation spécifique aussi de Timothy Prus. Nous, on lui a donné un support, les élévations et c’est lui qui a fait son jeu d’accrochage qui a évolué jusqu’à l’ouverture de l’exposition pratiquement.

La liberté de mettre deux photos très en hauteur, cinq alignées, c’était de lui ?

Oui. Notre travail a principalement été ce dessin de cimaises qui constituent la grotte abstraite. Comme scénographes, on est un support technique en fait. On savait l’ordre de grandeur de mètres linéaires de cimaises souhaité. Travailler avec les curateurs du Mudam, des commissaires invités, des artistes, avec de très grands artistes contemporains, ça a été une chance inouïe. Le travail, c’est simplement de rendre les choses possibles, de mettre en valeur le travail monographique d’ artistes vivants, comme Jean-Marie Biwer, Tacita Dean, Tina Gillen à la Biennale de Venise. Je n’ai aucun problème à me mettre au service de leurs visions. Comme dans Freigeister, où on a joué le rôle de médiateur. C’est le fil conducteur de notre travail.

Marianne Brausch
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