Chroniques de l’urgence

Spirales d’auto-accélération

d'Lëtzebuerger Land du 11.02.2022

Des chercheurs à l’université de l’Alaska ont établi que les castors ont commencé ces dernières années à investir des zones de la toundra qui leur étaient jusque-là inhospitalières, construisant quantité de barrages avec l’ingéniosité et la ténacité qu’on leur connaît. Dans une étude publiée fin 2021, ils préviennent que si le phénomène, dû lui-même au réchauffement, est encore mal connu, il a probablement pour conséquence de l’accélérer.

Utilisant des photos aériennes et satellitaires passées et actuelles, l’écologue Ken Tape et ses collègues ont constaté que des milliers de nouveaux étangs étaient apparus ces dernières années dans des zones auxquelles ces animaux – il s’agit en l’espèce du castor canadien – n’accédaient pas jusqu’ici parce qu’elles étaient trop froides pour eux. Ils en ont dénombré plus de 12 000 dans la partie occidentale de l’Alaska et ont pu calculer que cela représente un doublement en l’espace de vingt ans.

Les premiers à faire état de cette évolution ont été les habitants ancestraux des régions concernées, et ce n’est pas pour s’en réjouir. Les ruisseaux et rivières sur lesquelles les rongeurs érigent leurs barrages perdent en aval une grande partie de la population de poissons dont ils dépendent pour se nourrir. Les étangs de castors semblent aussi être une source de mercure, un métal hautement toxique dont la concentration pourrait augmenter dans les poissons des rivières colonisées par les industrieux animaux.

Si la progression des castors qui, comme par hasard, n’hibernent pas, s’explique elle-même par la fonte de la toundra et donc par le réchauffement, cela n’empêche pas leur présence d’agir à son tour sur les équilibres locaux et d’accélérer ce dernier. En effet, les étangs qui se multiplient agissent comme autant de marmites chaudes qui contribuent elles-mêmes localement à la fonte du permafrost, dont on sait qu’il renferme des quantités considérables de carbone et pourrait donner lieu à de dangereux points de bascule et d’emballement climatique. Or les régions arctiques se réchauffent déjà considérablement : environ trois fois plus vite que le reste du globe.

Sachant que l’évolution décelée par les chercheurs alaskiens a également lieu avec certitude dans les toundras européennes et asiatiques, ce qui semble a priori une évolution lointaine et sans conséquences globales constitue en réalité un parfait exemple de comment le détraquement du climat peut déclencher des spirales d’auto-accélération.

Ainsi, s’agissant d’impacts du dérèglement climatique, certaines espèces rendues sympathiques par des documentaires animaliers peuvent devenir les véhicules de bouleversements qui le sont beaucoup moins. Sans doute en viendra-t-on, dans les régions polaires, à traiter les populations de castors comme une nuisance ou à les chasser à nouveau pour leur fourrure pour tenter d’empêcher leur avancée. Avec, sans doute, de meilleures chances de succès que les populations de la Corne de l’Afrique tentant de protéger leurs champs des nuées de criquets pèlerins favorisées par le changement climatique.

Jean Lasar
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