État et citoyen

Le citoyen et le client

d'Lëtzebuerger Land vom 07.02.2008

Quelque chose s’est brisé dans le deviennent de plus en plus palpables. Soumis à une pression exogène d’une part, celle de la mondialisation avec ses multiples mirages et menaces, et, de l’autre, à une tension endogène, celle d’une demande croissante d’uneredistribution des richesses accumulées, l’État luxembourgeois essaie, lui aussi, de faire le grand écart. Ceci entre une logique libérale, qui demande une certaine responsabilisation du citoyen– la formule : « des droits, oui, mais aussi des devoirs » est invoquéedernièrement dans tous les discours politiques – tout en voulant garantir un idéal de solidarité et d’équité dans le système social.

Bien que le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) affirme souvent regretter la judiciarisation des rapports du citoyen à l’État, par exemple lors de l’affaire des lycéens echois ayant fait recours contre leurs résultats d’examen il y a quelques années, nombre de récents textes législatifs et de pratiques administratives accélèrent le mouvement en introduisant la signature de « contrats » ou « conventions ». 

Des exemples ? Ils concernent l’éducation, l’aide social, l’intégrationdes étrangers ou encore la recherche d’un emploi – autant d’évidences dans un État de droit, que certains de ces domaines sont même garantis par la Constitution, comme le droit au travail ou l’accès à l’éducation essentiellement.

Ce furent les élèves eux-mêmes, deux regroupés dans l’Unel (Union luxembourgeoise des étudiant-e-s du Luxembourg) qui, début janvier, tirèrent la sonnette d’alarme devant les conséquences des « conventions » mises en place à l’École de commerce et de gestion (ECG) entre la direction et des élèves voulant suivre des classes de « jeunes adultes ». Durant les vacances de Noël, certains de cesélèves avaient reçu une lettre recommandée par laquelle ils étaient informés qu’ils étaient purement et simplement rayés de la liste des élèves pour non-respect de certaines clauses de cette convention, texte qui tient en une page. Leur admission avait été considérée comme conditionnelle ; les élèves devaient être réorientés vers la vie active – sans diplômes. 

Or, bien que l’article 2 de ladite convention énumère les devoirs del’école dans cette relation entre partenaires inégaux – fourniture de« prestations» comme l’enseignement et des cours d’appui, évaluations de capacités de l’élève –, il n’est dit nulle part de quelle manière elle serait sanctionnée en cas de non-respect de cette clause, et comment l’élève pourrait avoir recours. Par contre, l’article 3 énumère bien plus spécifiquement les obligations de l’élève, comme notamment l’assiduité ou l’engagement à faire « tous les efforts nécessaires » pour avoir de bons résultats. Et, surtout, les articlessuivant énumèrent explicitement la procédure d’exclusion de l’enseignement qui est enclenchée en cas de manquement de l’élève à ces conditions.

Or, sachant qu’il s’agit justement d’élèves faibles ou voulant rattraperle cours de l’enseignement qu’ils avaient quitté pour une raison ouune autre, afin d’obtenir un diplôme de fin d’études, ne serait-ce pas du devoir de la société – dont l’ECG fait partie – de leur garantir tous les efforts pour les aider à y parvenir ?

Certes, il y aura toujours des pédagogues pour souligner la valeur de la mise en place de telles conventions et contrats entre l’école et l’élève (ou ses parents), par exemple la responsabilisation, mais c’est un leurre : la relation de pouvoir est trop évidente et trop inégale, c’est David contre Goliath. En outre, ce cas est significatif pour la logique privée qui domine de plus en plus le monde de l’enseignement public et qui instaure une sorte de concurrence parmiles écoles, où il y a celles qui n’acceptent que les meilleurs élèves pour avoir les meilleurs résultats d’examen et celles qui s’engagent aussi pour les laissés-pour-compte qui ont du mal à suivre.

Deuxième exemple : la mise en place, l’été dernier, de « conventionsd’activation individualisées » entre l’Adem (administration de l’emploi) et les demandeurs d’emploi, suite à la modification du code de travail par la loi de décembre 2006. Les premières de ces conventions sont signées ces derniers mois, elles fixent les obligations des deux parties,mais sont, à nouveau, inégalitaires : si les sanctions qui attendent le demandeur d’emploi en cas de non-respect des clauses qui le concernent – participer activement à la recherche d’un emploi, donner suite aux assignations, accepter un emploi jugé approprié… –, à savoir le retrait, temporaire ou définitif, du droit à l’indemnité de chômage, il n’en est rien du côté de l’Adem. Quelle est la sanction qu’elle encontre si elle faillit à trouver un « emploi approprié » au demandeur en question ?

Dans son avis concernant le règlement grand-ducal sur le contenu deces conventions d’activation, la Chambre des employés privés esttrès claire sur ce point en estimant « qu’il est indispensable de préciser et de garantir de manière formelle les droits des demandeurs d’emploi qui, comme le salarié dans une relation de travail, se trouvent dans une situation d’infériorité en termes de rapport de force par rapport à l’autre partie du contrat ». Les sanctions, quant à elles, étant de toute façon contenues dans le Code du travail, la CEP-L ne voit pas l’utilité de leur énumération dans ces conventions. Elle met en garde devant l’arbitraire qu’elles risquent de provoquer dans le chef de l’Adem, et souligne que « l’activation doit constituer une politique active de l’emploi » et non avoir comme seule conséquence de raccourcir les droits sociaux des demandeurs. L’Adem manquant en outre du personnel supplémentaire nécessaire pour une approche plus active dans l’encadrement et la recherche d’un emploi, ces conventions ressemblent de plus en plus à un tigre de papier, dont le statut juridique, les moyens de recours ou les juridictions compétentes pour résoudre d’éventuels litiges sont loin d’être clairs. 

S’agit-il alors de formalisme? Faudra-t-il laisser le temps aux juges d’établir une jurisprudence et donc d’interpréter les intentions du législateur ? On retrouve certains de ces principes énoncés ci-dessus dans de récents textes de projets de loi, comme celui sur « l’accueil et l’intégration des étrangers » (n°5825 déposé le 31 décembre dernier, voir d’Land 03/08) et celui « organisant l’aide sociale (n°5830 déposé le 22 janvier de cette année, voir d’Land 04/08). Pris entenaille entre le droit international, notamment les droits de l’Homme,et la logique demarché, libérale, qui veut le moins d’impôts et donc de redistribution possible, le législateur luxembourgeois veut moderniser son droit social tout en tentant, insidieusement, à en limiter les risques d’abus et, partant, disposer des moyens nécessaires pour limiter les droits sociaux en cas d’entorse de la part du demandeur d’une telle aide. 

Et à nouveau, les deux parties signataires de la convention sont on nepeut plus inégales. Ainsi, les étrangers vivant légalement au Luxembourg, pourraient se voir « proposer » un «contrat d’accueilet d’intégration » (article 8 du projet de loi n°5825), dans le cadre duquel l’État (représenté ici par l’Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration, Olai, à créer) évalue notamment les compétences linguistiques des étrangers et leur propose des cours de formation linguistique, d’instruction civique et d’intégration sociale (article 11). Même si le contrat ne leur est pas imposé, les étrangers l’ayant signé seront considérés comme prioritaires dans les mesures prévues dans le plan national d’intégration, alors que ceux qui l’auront refuséou n’auront pas respecté les stipulations verront la prolongation deleur carte de séjour ou l’attribution du statut de résident de longue durée mises en cause, voire seront plus sensibles d’éloignement du territoire en cas du moindre pépin. 

Si la réforme de l’aide sociale comporte une petite révolution en instaurant le droit à une telle aide, le texte du projet de loi prévoit également un contrat entre parties inégales. L’article 3 explicite que cette aide« peut être assortie d’un contrat entre l’ayant droit et l’office social, appelé contrat de solidarité, qui définit les obligations et les démarches à effectuer en vue de rendre l’ayant droit indépendant de l’aide fournie ». Or, bien que le commentaire des articles souligne que ce contrat de solidarité doit être « un outil de développement et non de contrainte », on y lit aussi que le contrat « orchestre les devoirs de la personne envers la société ». Mais les récipiendairesde l’aide sociale sont, par définition, les plus faibles de la société,ceux qui n’ont pas les moyens pour lutter contre des clauses d’un contrat  qui leur est imposé. Comment alors parler d’un acte égalitaire ? 

Presque 250 ans après les principes philosophiques du contrat social de Jean-Jacques Rousseau, ce lien entre les citoyens, avec lequel ils délèguent leur souveraineté à l’État semble se fractionner peu à peu, les principes généraux de solidarité étant relégués à des contrats de type privé assortissant chacun des droits de sanctions. L’individualisation ainsi prônée est toujours couplée à une volonté de responsabilisation des demandeurs d’aide en tout genre. En privatisant ses fonctions vitales et en individualisant les citoyens, en multipliant les instances administratives de gestion et de contrôle et ces contrats, invoquant aussi explicitement le pouvoir d’interprétation de contrats peu clairs par le pouvoir judiciaire, l’État ne fait qu’accélérer un mouvement dont il affirme pourtant regretter lesexcroissances.

josée hansen
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