Chroniques de l’urgence

Comment dégonfler la baudruche

d'Lëtzebuerger Land du 25.02.2022

Une partie non négligeable de la gauche européenne s’est laissée volontiers porter ces jours-ci, sans doute par opposition à des positions perçues comme atlantistes, à prendre mollement la défense de Vladimir Poutine. Quand c’est le cas, c’est souvent pour démontrer qu’elle n’est pas dupe des indécrottables menées expansionnistes des gouvernements occidentaux dans l’est de l’Europe et pour s’associer au camp pacifiste qui privilégie le dialogue par-dessus tout.

Même si ces considérations ont leur part de légitimité, elles relèvent de représentations idéologiques dépassées. Plutôt que de raisonner en termes de guerre froide ou de risque de destruction mutuelle, l’acuité de la menace climatique impose d’aborder Poutine en premier lieu sous l’angle de son rôle de défenseur impénitent des énergies fossiles. Ce qui le met au même plan que le prince saoudien Mohammed ben Salmane, avec toutefois la différence notable qu’il dispose d’armes nucléaires et d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU.

Pour qui se préoccupe des perspectives de survie de l’espèce humaine sur cette planète, la Russie de Poutine est un des pires ennemis. Certes, ce n’est pas le seul pays dont les revenus dépendent en premier lieu du pétrole, du gaz ou du charbon, ni le seul qui actionne en sous-main tous les leviers à sa disposition pour s’assurer que la dépendance civilisationnelle à l’égard de ces produits se poursuive le plus longtemps possible. Mais le dictateur ultra-nationaliste, militariste, impérialiste, kleptocrate, homophobe, ordonnateur d’assassinats qui le dirige depuis 21 ans utilise ces leviers, redoutables, avec un cynisme et une brutalité inégalés.

Aussi, dans une perspective d’action climatique, les sanctions occidentales devraient-elles viser en premier lieu les groupes pétroliers et gaziers russes, tant les groupes eux-mêmes que les oligarques qui les contrôlent et en bénéficient.

Mais pour se libérer de l’étau dans lequel le président russe maintient le reste du monde, au point de pouvoir aujourd’hui se permettre de le défier en envahissant un pays voisin, l’Occident dispose d’un moyen exceptionnellement efficace qui est non seulement à sa portée, mais lui est aussi, heureuse coïncidence, instamment recommandé par les scientifiques : se sevrer au plus vite des énergies fossiles.

Un des pires cauchemars du dealer est qu’il n’y ait plus de junkies accros à sa marchandise. Telle une baudruche qui se dégonfle, celui qui aujourd’hui s’autorise à mener le monde au bord de la conflagration perdrait aussitôt une part significative de ses ressources vitales et des moyens de pression sur lesquels il compte pour intimider ses pairs et leur imposer sa volonté.

Face à la crise climatique, nos dirigeants temporisent depuis des décennies. « En attendant » (on ne sait trop quoi), ils entendent assurer par tous les moyens l’approvisionnement de l’économie en produits fossiles, quitte à préserver la principale ressource de celui qui aujourd’hui menace la paix. La crise ukrainienne offre au monde une occasion exceptionnelle de virer de bord et de sortir de l’effrayant bourbier carboné.

Jean Lasar
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