La tenniswoman Mandy Minella a converti sa célébrité en voix électorales. Portrait d’une probable future députée

Circuits

Mandy Minella, ce mardi
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 10.11.2023

Le système du panachage a toujours favorisé la montée de sportifs dans l’arène politique : des joueurs olympiques Josy Barthel (nommé ministre en 1977), Colette Flesch (élue députée en 1968), Nancy Kemp-Arendt (1996) et Norbert Haupert (1999) aux anciens joueurs nationaux de foot Camille Dimmer (1984) et Jeannot Krecké (1989). En 2023, les libéraux étaient les seuls à continuer à miser sur les stars locales, en présentant deux sportifs de haut niveau sur leurs listes : Mandy Minella et Raphaël Stacchiotti. Le programme du DP a enveloppé cet opportunisme électoral d’une phraséologie néo-libérale : le sport de compétition comme expression du « Leistungswillen » et de la « Leistungsfähigkeit » d’une société. La stratégie s’est avérée gagnante pour le DP, et pour Mandy Minella. Le soir des élections, elle faisait un barbecue chez elle, dans la commune de Reckange-sur-Mess. Surprise, voire anxieuse, la tenniswoman de 37 ans découvre qu’elle se place sixième sur la liste du DP, c’est-à-dire en rang utile. Si le DP nomme deux de ses élus sudistes comme ministres (ce qui paraît probable), Minella va monter à la Chambre des députés,

Cela faisait une année qu’elle en parlait avec Claude Lamberty, le (désormais ex-)député libéral et président de la Fédération luxembourgeoise de tennis (FLT), mais elle ne se serait décidée qu’en juin à se porter candidate. Mandy Minella est habituée aux exercices médiatiques depuis son adolescence. Au journaliste, elle sert un discours politique ready-made. Elle partagerait « les mêmes valeurs » que le DP qui serait un parti « vun der Mëtt » et mènerait une politique « no beim Mënsch ». Elle devient plus passionnée, quand elle évoque son engagement pour le sport, « c’est le sujet pour lequel je brûle ». Le manque de mouvements des enfants la préoccupe, « dans une génération nous risquons d’avoir de vrais, vrais problèmes de santé ». Elle propose entre autres d’améliorer la collaboration entre maisons-relais et clubs sportifs, ainsi que d’inciter les communes à se doter d’un « coordinateur sportif ». (Financé à moitié par l’État, celui-ci est censé « favoriser l’intégration de l’activité physique dans le cadre du programme journalier des enfants ».) Pour le reste, Mandy Minella s’affiche comme fan de Claude Meisch. Elle voit ainsi dans l’alphabétisation en français « une bonne solution » pour une population scolaire diversifiée.

Les liens entre le milieu tennistique et le DP sont anciens et apparents. Avant Claude Lamberty, le maire libéral de la capitale Paul Helminger présidait déjà la FLT. Kik Schneider, une des éminences grises du parti, se retrouve à la tête du club sélect des Arquebusiers (la « Schéiss »). Avant Mandy Minella, la tenniswoman Anne Kremer s’était déjà portée candidate sur les listes du DP. La 18e joueuse mondiale (en 2002) finit 15e dans la circonscription Centre (en 2009). Et puis il y a le Spora, lieu de sociabilité du Tout-Luxembourg depuis les seventies. En 1967, une demi-douzaine de « tontons fondateurs » et fêtards érigèrent, en plein milieu du Bambësch, un club house, des courts de tennis et, en 1984, un grand hall indoor. (Vue d’aujourd’hui, cette construction couverte en pleine forêt communale paraît extravagante ; elle fut rendue possible par le Conseil d’État qui annula les refus ministériels.)

Le club house allait vite devenir the place to be des élites libérales dans les années 1970 et 1980. « Le Spora regroupait beaucoup de ces jeunes loups du commerce, de la banque et de l’industrie », notait André Wengler en 1991 dans le magazine Forum. La jeune joueuse Anne Brasseur s’y activa et fut rapidement repérée par Lydie Polfer. Dans une plaquette parue pour le quarantième anniversaire du club, Brasseur encensera « cette ambiance Tennis Spora ». Le bistrotier bon-vivant Zapp Mertes était l’âme du club, il était également un pilier du Stater DP. Candidat (malheureux) aux législatives, il siégera pour le parti libéral dans la commission consultative des sports de la Ville de Luxembourg. En 1990, « Zapp » reprend le restaurant de la Badanstalt communale. Il meurt en mars 2020, une des premières victimes luxembourgeoises du Covid-19.

La liste des présidents du Tennis Club Spora se lit comme un who’s who du monde patronal : un industriel, à l’époque président de la Fedil (Charles Krombach), un manager de fonds, qui deviendra président de l’Alfi (Jean-Marc Goy), un PDG de la construction, conseiller communal à Bridel (Patrick Neuman). Le monde du tennis reste dominé par les deux clubs de la capitale : le Spora et les Arquebuisiers. Revenant sur ses débuts dans le tennis, André Wengler décrit le « monde assez clos » qui était celui de la « Schéiss » à la fin des fifties : « Qui étions-nous, ces rares jeunes à taper des heures durant sur la petite balle blanche ? Certainement pour la plupart des privilégiés, fils de bourgeois aisés ». Au fil des décennies, le sport s’est popularisé, grâce aux retransmissions télévisuelles (surtout l’époque Becker/Graf au Luxembourg). Une récente étude empirique témoigne d’« une démocratisation » de la pratique du tennis en France, mais qui resterait « incomplète ». Sur les 5 293 joueuses interrogées par la sociologue sportive Marine Fontaine, soixante pour cent étaient issues des classes moyennes, 21 pour cent des classes populaires et 19 pour cent des classes favorisées.

Ni Gilles Muller ni Mandy Minella ne sont nés avec une cuillère d’argent dans la bouche. Le père du Schifflangeois travaillait comme facteur, sa mère comme employée des postes. La mère de l’Eschoise tenait un magasin vestimentaire, le Gio’ Uomo, à deux pas de l’Uelzechstrooss (qu’elle a vendu peu avant la pandémie). Fille unique, Minella a grandi à Lallange. Depuis sa maison natale, dit-elle, on peut voir la « Schmelz » de Belval, où son père travaillait, d’abord comme serrurier, puis à l’infirmerie.

À cinq ans, son instructeur de tennis remarque qu’elle a du talent, « une bonne coordination œil-main ». À quinze ans, Mandy Minella quitte le foyer parental pour s’installer dans la banlieue parisienne, à Montreuil, où une nouvelle académie de tennis vient d’ouvrir. L’ado vit dans une famille d’accueil, « à six sur 45 mètres carrés, sous les combles ». (Cela ne l’aurait pas gênée, « je savais ce que je voulais », dit-elle.) Plus tard, sa mère lui avouera avoir pleuré pendant tout le chemin de retour au Luxembourg, après avoir découvert ses conditions de vie parisiennes. À plusieurs reprises lors de l’interview, Mandy Minella évoque les « sacrifices » financiers consentis par ses parents, « si hunn sech gestreckt fir mäin Tennis ». Les observateurs tennistiques estiment que Minella ne disposait pas des avantages naturels de son contemporain Gilles Muller, qui est grand, gaucher et a « un service qui claque ». Mais elle comptait pour très disciplinée et appliquée, « une bosseuse ». Elle n’a jamais percé dans le top 50, son meilleur classement, elle l’atteint en 2012 : 66e position. (Gilles Muller atteint son sommet en 2017 : la 21e place mondiale.)

Minella décrit une journée typique d’entraînement : « À huit heures du matin j’allais au warm-up, suivi de deux heures de tennis et d’une heure de condi’[tioning], puis pause déjeuner, deux heures de tennis, une autre heure de condi’, et enfin la récup’ avec les kinés. » Alimentation saine, un minimum d’alcool, un maximum de sommeil : « Je n’ai jamais connu la vie étudiante, où on passe d’une fête à une autre ». Elle aurait constamment vécu sous pression : « Et muss ee sech all Woch erëm beweisen… A meeschtens verléiert een erëm… Et muss een andauernd liwweren. » Une vie sous adrénaline. « Wann ee grad op best ranking ass a gutt Resultater mécht, ass et wéi wann ee géif fléien. » Mais il y a également les inévitables et nombreuses défaites, et leurs lendemains : « Do kann een sech och ausserhalb vum Tennis extrem erofzéien, mental. Do kënnt ee scho a Sphären, wou een net geduecht hätt, dat ee kënnt kommen…»

La récente biographie sur Gilles Muller, rédigée par Christophe Nadin (pour la version française) et David Thinnes (pour la version allemande), donne un aperçu du quotidien peu glorieux du circuit professionnel. À l’ombre des stars de la raquette, c’est le règne de la débrouille. Pour monter dans le classement, les petits pros passent l’année à « chasser les points » aux quatre coins du globe. « J’ai vu un garçon perdre un quart de finale un jeudi à Sofia et disputer les qualifications à Memphis le samedi », raconte Muller. Minella estime avoir passé en moyenne 35 semaines par an sur le circuit, c’est-à-dire des centaines d’heures en avion, sautant entre les continents et les fuseaux horaires. À l’inverse des joueurs qui ont une fédération majeure et des sponsors puissants dans le dos, Muller et Minella se déplacent sans entourage. (Durant les trois premières années, Minella voyage même sans entraîneur.)

Ce n’est que vers 2010, une décennie après avoir quitté son foyer familial, qu’elle commence à gagner plus sur le circuit que les frais de déplacement qu’elle y laisse. À la même période, Minella se met en couple avec Tim Sommer, un entraîneur allemand qui va rapidement devenir le sien. À partir de 2012, les deux voyageront ensemble d’un tournoi à l’autre. Peu de temps après, Minella perce dans le top 100. Sur l’ensemble de sa carrière, elle aura récolté 2,18 millions en « prize money » aux grands tournois. Une somme dont il faut déduire les honoraires des entraîneurs, les tickets d’avion, les nuitées d’hôtel, sans oublier les impôts.

Les joueurs luxembourgeois sont structurellement désavantagés par rapport à leurs concurrents des grands pays. Les sponsors locaux sont rares, et leurs poches peu profondes. Quant aux multinationales du luxe, qui financent les stars internationales, le marché luxembourgeois leur paraît trop insignifiant. Minella a tout de même réussi à signer l’un ou l’autre contrat. Luxaviation lui offrait trois vols gratuits par an, dont elle profitait pour se rendre à des tournois à Bakou et Tachkent. Mercedes-Benz lui mettait à disposition une grande berline. En contrepartie, elle apparaissait à des événements corporate, et mentionnait ses sponsors sur les réseaux sociaux. Minella entama également une collaboration avec la chaîne Fischer qui lança un sandwich à son nom, dont elle faisait la promotion. (Le sandwich était supposé avoir un « goût méditerranéen » ; il était composé de viande de bœuf, de courgettes à huile d’olive, de tomates, de roquette et de pignons).

Dans ce qui est probablement le plus beau passage de la biographie, Christophe Nadin relate le duel entre Rafael Nadal et Gilles Muller en 2017 à Wimbledon : « Le duel s’enfonce tout doucement dans l’obscurité londonienne. Et là, une étrange pensée traverse l’esprit de Gilles Muller : ‘Je me suis demandé où j’aillais manger ce soir, car les restaurants ferment tôt’ ». Mandy Minella connaît ce genre de situations. Pendant les matchs, il lui arrivait souvent de chanter dans sa tête. Elle dessinait également, de la pointe des pieds, des figures géométriques sur la terre battue. « Mir Tennis-Sportler, mir hunn immens vill Ticker. Mir si superstitiéis. Ech mengen, dat ass déi eenzeg Sécherheet, déi mir hunn an enger Welt, wou mir näischt selwer kënne bestëmmen. » Bien que l’adversaire soit distant de plus de vingt mètres, il s’agirait d’un « vrai combat », rappelle-t-elle : « D’Leit kréien de Kampf net mat, deen ee matt dem aneren huet. Kleng Gester, e klenge ‘come on’ zum falsche Moment. Do ginn et scho Provokatiounen… »

Pour jouer à un très haut niveau, il faudrait avoir une certaine mentalité compétitive, et se montrer impitoyable sur le terrain : « Wann een um Bueden läit, nach eng Kéier drop trëppelen, fir sécher ze goen, dat en net méi opsteet. » Or, elle reconnaît que face au top 20, elle n’aurait pas toujours fait preuve de « la confiance nécessaire ». Une sorte de complexe luxembourgeois. Les meilleures joueuses au monde seraient « vu Kand op gestriizt ginn », leur ambition et arrogance systématiquement nourries. « Hei kritt ee gesot : ‘Fir Lëtzebuerg ass dat net schlecht’. Et gëtt een vu vir un excuséiert ».

Mandy Minella atteint sa meilleure forme tennistique vers la fin de sa carrière. Au début de l’année 2016, la trentenaire se retrouvait reléguée à la 180e place du classement. Elle se sent « simplement fatiguée ». Avec son mari, elle décide qu’une fois le tournoi de Wimbledon passé, elle tirera un trait sur sa carrière. Paradoxalement, après avoir fait ce choix, elle se met à jouer son « meilleur tennis ». Minella gagne un titre en Croatie et un autre dans l’Arizona, et réintègre le top 100. Rétrospectivement, la joueuse pense que la décision de quitter le circuit avait enlevé un fardeau énorme de ses épaules. Elle aurait réalisé à ce moment-là qu’elle était libre d’arrêter à tout moment. Du coup, elle continue.

Début 2017, elle tombe enceinte. Trois mois après avoir accouché de sa première fille, elle réintègre le circuit, avec son mari et le bébé. « Es ist logistisch schwierig, die Nächte sind anders. Aber es ist eine freie Entscheidung. Niederlagen sind leichter hinzunehmen, wenn man vom Platz kommt und die Kleine ist da. Das ist anders, als gefrustet im Hotelzimmer zu sitzen », explique alors son époux à la Süddeutsche. En juin 2022, Mandy Minella annonce finalement se retirer du circuit professionnel. L’année précédente, elle avait déclaré au Quotidien : « Honnêtement, ça devient vraiment dur de bouger tout le temps », et de rappeler que sa fille aînée allait bientôt entrer à l’école précoce. « Je voulais qu’elles vivent leur vie, pas la mienne », dit-elle au Land à propos de ses deux filles. Comme la plupart des anciens professionnels du tennis, elle se reconvertit dans le milieu du sport. Elle travaille à mi-temps au Sportlycée, où elle assure le suivi administratif des « ARS » (« absences pour raisons sportives »), et à mi-temps comme indépendante, jouant des exhibitions et interclubs les week-ends. En parallèle, elle entraîne Marie Weckerle, jeune espoir féminin du tennis luxembourgeois.

Mandy Minella a réussi à monnayer sa renommée sportive en capital politique, une année à peine après avoir arrêté le tennis professionnel. Son bon score aux législatives n’allait pas de soi. Les élections de 2009 étaient les dernières où les partis politiques, toutes couleurs confondues, avaient massivement mobilisé des sportifs sur leurs listes. Ce fut la bérézina : ni le cycliste Benoît Joachim, ni la marathonienne Pascale Schmoetten, ni le nageur Luc Decker, ni la pongiste Carine Risch, ni le footballeur Patrick Morocutti ne réussirent à se faire élire. (Seule la karatéka Tessy Scholtes se classa en rang utile pour être repêchée au Parlement par le CSV.) Les partis gardent pourtant un pied dans les milieux sportifs. C’est donnant-donnant : les politiciens comptent sur des voix, les fédérations sur des contacts. Stéphanie Empain a remplacé Claude Haagen à la présidence de la fédération d’athlétisme. Nancy Kemp-Arendt porte le titre de « présidente honoraire » de la fédération « de natation et de sauvetage », Sven Clement celui de vice-président de la fédération de volleyball. Le père de Carole Hartmann est à la tête de la fédération de tennis de table, sport que sa fille a pratiqué comme cadre nationale. Quant à Xavier Bettel, il présidait un moment la Fédération luxembourgeoise de tir aux armes sportives.

Bernard Thomas
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