Le ministre des Affaires intérieures se présente comme le porte-parole de la « majorité silencieuse. Le pays serait devenu « plus sûr », dit Léon Gloden, ce mardi, dans son nouveau bureau situé au cinquième étage d’un building anonyme en face de la Luxexpo. (Ses fonctionnaires ont pu suivre le concert de Guns N’ Roses gratuitement depuis la salle de réunion.) Le ministre se réfère fréquemment aux « Leit dobaussen » qui lui donneraient du « feedback positif ». La mendicité agressive aurait reculé, « chacun peut s’en rendre compte en se promenant dans la capitale », clamait-il en réponse à une question parlementaire. Sur RTL-Radio, Léon Gloden revendiquait une politique « aus der Träip eraus ». Des affaires intérieures, en somme.
« Ma prédécesseure [la socialiste Taina Bofferding] demande tout le temps : ‘Où sont les chiffres’. Moi, je n’ai pas besoin de chiffres pour comprendre ce que les gens veulent. Ech sinn dobaussen um Terrain », dit Gloden au Land. Or, les chiffres officiels de la Police pour 2024 nuancent quelque peu les impressions ministérielles. Si les vols avec violence ont baissé (-11,1%) en 2024, d’autres délits et crimes sont en hausse. Que ce soit la violence domestique (+11,5%), les coups et blessures volontaires (+5,4%) ou les abus de confiance (+56,8%). « Nous ne sommes pas le gouvernement des statistiques, nous sommes le gouvernement de l’action », dit Léon Gloden. Ses déclarations virent par moment dans le post-factuel. Comme en décembre 2023, lorsqu’il évoquait sur Radio 100,7 les « grosses limousines allemandes avec des plaques d’immatriculation belges » qui déverseraient quotidiennement des mendiants dans la capitale. Le ministre assurait alors détenir « des preuves » qu’il n’a jamais livrées.
Dans le dossier du « Heescheverbuet », Gloden a cumulé gaffe sur gaffe. Il ne veut pas revenir sur l’affaire ; « dat ass tempi passati ». Dans ce qui reste comme le moment le plus absurde du feuilleton politique, 110 officiers de la Police judiciaire se voyaient affectés (huit heures chacun) à la chasse aux mendiants. La procureure générale, Martine Solovieff, était furieuse : Les enquêteurs spécialisés auraient mieux à faire, notamment rattraper le retard (cumulé pendant des années) sur les quelque 1 300 dossiers, concernant notamment la criminalité financière et la protection des mineurs.
En amont des communales de juin 2023, le Stater DP et le CSV avaient fait monter la sauce sécuritaire. Elle a pris. Quelques mois plus tard, Lydie Polfer obtenait un gouvernement à son image, c’est-à-dire libéral de droite et sécuritaire. L’intégralité de son conseil échevinal siège aujourd’hui à la Chambre. Marginalisée durant Gambia I et II, Polfer se retrouvait de nouveau au centre du jeu politique. Léon Gloden a-t-il voulu lui rendre tribut ? Avec sa première décision, il a sacrifié l’entièreté de son capital politique pour la maire libérale, approuvant l’interdiction de la mendicité, que celle-ci demandait à faire inscrire dans son règlement communal de la Police. En amont de Noël 2023, le ministre venait de provoquer un shitstorm dont il sortira totalement groggy. Quant à la bourgmestre, elle passera, de nouveau, entre les gouttes.
Léon Gloden assure avoir tiré les leçons. Il dit avoir constitué une équipe de communication qui aurait élaboré « une stratégie » correspondant à un ressort régalien. Les éléments de langage se veulent volontaristes, assumant une politique de droite. Le fils de notaire et ex-associé d’Elvinger Hoss a retrouvé son panache de notable mosellan : « Je le dis très clairement, et je ne le cache pas : Nous faisons une autre politique de sécurité que le gouvernement précédent. C’est notamment pour cela que nous avons été élus ». L’ancien pourfendeur de la « gréng Kuschelpolitik » repart à l’offensive. Cela laisse peu de place à l’ADR, dont le chef de fraction, Fred Keup, promettait il y a un an dans le Journal : « Bei mir wäre noch viel mehr Law and Order als bei Léon Gloden, das kann ich Ihnen sagen ». Réunis en mai dernier dans l’émission « Face-à-face » sur RTL-Radio, Gloden et Keup semblaient pourtant largement d’accord, que ce soit sur le « Platzverweis renforcé », la vidéosurveillance ou la supposée « impunité » des dealers. L’idéologue en chef de l’ADR rendait même un hommage au ministre CSV, qui serait « gewëllt d’Situatioun ze verbesseren ».
Comme Taina Bofferding avant lui, Léon Gloden s’est entouré de proches aux Affaires intérieures. Son cabinet est dirigé par Steff Schaeler qu’il avait côtoyé au sein du « Cercle Joseph-Bech, un think tank ancré à la droite du CSV. (Entre 2007 et 2013, Schaeler présidait le lobby conservateur
« Famill 2000 – Ligue luxembourgeoise pour la reconnaissance du travail au foyer ».) Dans le cabinet ministériel, on retrouve également Jenny Thines et Claude Feyereisen, deux anciens collaborateurs de la fraction CSV. Contrairement à sa prédécesseure socialiste, qui maîtrisait à perfection les codes esthétiques d’Instagram et de Facebook, Léon Gloden s’y prend, lui, encore maladroitement. Il poste énormément de photos de réunions et de réceptions officielles, qu’il mêle avec des clichés flous d’excursions de week-end (par exemple à Anvers pour un spectacle d’André Rieu). Posté sur les réseaux sociaux en mai 2024, le clip « Een Dag ënnerwee mam Innenminister » se voulait plus professionnel. Il s’ouvre sur une BMW Série 7 entrant dans la cour ministérielle. Comme pour magnifier la berline bavaroise, la caméra se tient au niveau des pneus qui crissent. RTL.lu se gaussait : Il aurait fallu intituler le clip « Ween ass méi dichteg wéi de Léon Gloden ? » L’intéressé assurait, lui, au Journal : « Ma vidéo a plu à la plupart des gens ».
Léon Gloden a payé cher son cadeau politique à Lydie Polfer. Il est devenu plus prudent. Les maires n’auront ainsi aucun pouvoir de direction sur la Police locale. Ils seraient « quasi-unanimement » contre cette idée, lit-on dans le projet de loi : « Les bourgmestres estiment qu’ils ne sont pas en mesure d’évaluer des situations spécifiques de conflit, de décider du déploiement des patrouilles ou de donner des ordres aux policiers ». Le ministre ne tient pas non plus à se brûler les doigts avec une loi encadrant les manifestations, un dossier qu’il sait « sensible ». « À vrai dire, j’ai d’autres priorités », lâche-t-il. Et de renvoyer la balle aux députés : « Ce n’est vraiment pas mon projet, c’est quelque chose que la Chambre veut », dit-il en référence à la motion votée en décembre 2021, sous le choc des débordements anti-vax. Estampillée « confidentiel », la première version de son avant-projet de loi avait illico fuité ; sa tonalité très répressive (jusqu’à deux ans de prison pour le délit d’« attroupement ») provoquant une levée des boucliers (d’Land, 14.3.25). Gloden dit chercher un « accord politique » avec les partis et les syndicats : L’autorisation préalable aurait ainsi été remplacée par une simple notification. D’ailleurs, rappelle-t-il, le premier brouillon élaboré par son prédécesseur vert, Henri Kox, n’aurait pas été moins répressif. (Ce texte avait fini enterré dans les tiroirs ministériels.)
Gloden tient par contre à remplir sa promesse du « Platzverweis renforcé », couplé à un « Aufenthaltsverbot ». Dans sa version initiale de juillet 2024, le projet de loi s’apparentait à un bazooka offert à Lydie Polfer. Il permettait d’« éloigner » pendant 48 heures une personne, « au besoin par la force », à une distance qui ne peut être supérieure « à un rayon d’un kilomètre ». Si le perturbateur se fait éloigner deux fois en un mois, le bourgmestre peut décréter une interdiction « de pénétrer dans un ou plusieurs périmètres déterminés ». Un ostracisme qui peut durer jusqu’à trente jours.
En juillet 2022, le député d’opposition Léon Gloden avait livré le fond de sa pensée en présentant une première proposition de loi devant la commission parlementaire : « Le texte proposé […] permet à la Police d’éloigner notamment une personne qui glandouille devant une vitrine d’un commerce », lit-on dans le PV de la réunion. Dans leur essence, le « Platzverweis renforcé » et son grand frère l’« Aufenthaltsverbot » visent à dégager les indésirables du centre-ville. « Ce n’est pas supportable que quelqu’un urine dans l’espace public », s’exclame Léon Gloden ce mardi face au Land. Puis d’évoquer longuement la Place du Théâtre et ses clochards « qui sont saouls, qui gueulent, qui écoutent de la musique à fort volume, qui ont des grands chiens plus grands que les enfants ». Si on accepte cela, tranche Gloden, « alors nous sommes dans l’anarchie ». Et de conclure par la même question rhétorique qu’affectionnait déjà Nicolas Sarkozy : « Est-ce que vous trouvez ça normal ? »
Mais à quoi bon déplacer des personnes socialement précarisées (et souvent psychologiquement vulnérables) de quelques centaines de mètres, par exemple de la Place du Théâtre vers la Place Dargent, la Place d’Armes ou la Place de Paris ? Le ministre hésite. Il ne s’agirait pas d’une « solution miracle », répond-il, mais d’une « mesure temporaire », à considérer comme partie d’« un package » avec notamment la police locale et la vidéosurveillance dont la procédure d’autorisation sera simplifiée. Que répond-il aux nombreuses critiques visant son projet de loi ? « Ce sont toujours les mêmes associations qui trouvent que ce n’est pas bien. Mais je vous le dis : La majorité silencieuse est d’accord. »
Sur les treize avis déposés, huit sont ouvertement critiques. Le collectif d’ONGs Voĉo fustige un projet de loi « potentiellement liberticide » : « Nous estimons qu’il serait plus approprié de s’attaquer aux causes profondes des inégalités sociales plutôt que de limiter les libertés individuelles par un éloignement ». Le Parquet général doute que « les restrictions apportées à la liberté d’aller et de venir […] soient bien proportionnelles et nécessaires dans notre société démocratique ». Le Parquet du tribunal d’arrondissement de Luxembourg se demande si « une personne assise dans une zone piétonne et parlant à haute voix, trouble la tranquillité publique ? » : « Faut-il que sa voix dépasse une certaine limite de décibels ? » La Commission consultative des droits de l’Homme se réfère à l’Allemagne où le « Platzverweis » se limite à la « seule prévention d’un danger ou d’infractions pénales ».
Léon Gloden préfère, lui, citer des passages de l’avis de la Cour supérieure de justice, qui ont l’avantage d’aller dans son sens. Il en passe sous silence la conclusion dans laquelle on lit que l’« Aufenthaltsverbot » s’avérerait « inopérant pour les personnes en situation de précarité et d’instabilité », et qu’on ferait mieux d’« examiner des alternatives ». Mais d’un point de vue strictement technique, les hauts magistrats donnent raison au ministre. Henri Kox (Déi Gréng) ayant introduit un premier « Platzverweis » (qui visait les seules entrées des bâtiments), « le principe » du dispositif aurait « déjà été acté ». Pas la peine dès lors de « revenir sur sa légitimité » : « Ces dispositions […] s’inscrivent dans une logique de garantie de la libre circulation et de la tranquillité des citoyens ». Circulez, y a rien à voir ?
Si ce n’était le Conseil d’État qui a, lui, pondu un avis au vitriol. Les critères du « Platzverweis élargi » seraient « trop vagues » et « subjectives » pour justifier une restriction des libertés publiques. Quant à l’« Aufenthaltsverbot », le Conseil d’État conseille sèchement : « Il serait peut-être préférable de renoncer à cette partie de la réforme ». Fin mai, la majorité a adopté quelques amendements, dans l’espoir d’amadouer la Haute corporation. Le texte a été toiletté. On ne parle ainsi plus d’une « personne qui se comporte de manière à importuner des passants sur la voie publique », mais d’une « personne qui sciemment inquiète ou importune par paroles, actes ou gestes ». Et alors que dans la première version, le bourgmestre pouvait « ordonner » une interdiction temporaire de lieu, il ne peut désormais plus qu’« autoriser la Police à [y] procéder ». Le ministre estime que les policiers auraient « la jugeote » nécessaire pour évaluer les situations. Quant à l’amende pénale, elle est passée à la trappe.
Fin 2024, Martine Solovieff faisait son dernier passage chez RTL-Radio en tant que procureure générale d’État. Elle profitait de l’occasion pour dénoncer une Police qui serait poussée à faire du chiffre, arrêtant des petits dealers « avec trois ou quatrième grammes », qu’on finirait de toute manière par relâcher au bout de quatorze jours. Les affaires entrant au cabinet d’instruction n’auraient « pas la même qualité, pas la même gravité que par le passé ». Des phrases qui avaient enragé la frange sécuritaire du CSV. « Cela signifie-t-il que les consommateurs de drogues ne sont plus poursuivis par le Parquet ? », s’indignait Laurent Mosar dans une question parlementaire. Dans sa réponse tombée en novembre, la ministre de la Justice, Elisabeth Margue (CSV), rappelait au député que la Constitution garantit l’indépendance du Parquet, notamment en ce qui concerne l’opportunité des poursuites. Puis de lui expliquer que, depuis les années 1970, le Parquet considérerait les consommateurs de drogue « virun allem emol als krank Leit » qui devraient être prioritairement orientés vers un traitement. Un autre son de cloche que chez le duo Gloden-Mosar.
Le nouveau procureur général promet « un certain apaisement à l’égard des relations avec le pouvoir » (d’Land, 23.5.25). John Petry donne des gages de compatibilité. On sent le ministre des Affaires intérieures soulagé : « Den Här Petry ass de richtege Mann op der richteger Plaz ». Par rapport à Solovieff, le ton a nettement changé : « Il ne faut pas négliger les vendeurs de rue. Ils représentent quand même un trouble à l’ordre public. Il faut qu’il y ait une réponse pénale », expliquait Petry au Land. Et d’aller un pas plus loin : « Il faudrait quand même réfléchir s’il n’y a pas lieu de sanctionner davantage la consommation ». Gloden se réjouit de ce « Sinneswandel ». Le carrousel des policiers, des dealers et de leur clientèle captive continuera donc à tourner. Il tourne depuis plus de quarante ans. Dans une récente interview avec GQ, l’acteur écossais Ewan McGregor explique s’être préparé à son rôle dans Trainspotting (1996), en observant les junkies qui piquaient du nez, devant la Gare centrale de Luxembourg. (Il se trouvait au Grand-Duché pour le tournage de The Pillow Book.)
Léon Gloden dit participer à « quatre ou cinq patrouilles de nuit » par an. Et de préciser : « Je ne communique pas là-dessus ; je ne fais pas de la Showpolitik ». Récemment à Wiltz, raconte-t-il, « do hu mer d’ailleurs zwee in flagranti gepëtzt, déi net ganz kauscher waren op den éischte Bléck ». Dans le quartier de la Gare, il aurait cherché la conversation avec un toxicomane assis par terre entre deux poubelles : « Je lui ai dit : ‘Monsieur, ce n’est pas une situation ! Il y a des structures d’accueil qui pourront vous héberger pour une nuit ou une semaine’. » (En réalité, les centres d’hébergement sont bondés et le pays ne compte que 46 unités « housing first ».) La personne lui aurait répondu ne plus faire confiance à personne, ayant été trop souvent déçue. Puis, raconte le ministre, l’homme aurait baissé son pantalon pour lui montrer comment on se fait une injection.