Chroniques de la Cour

Discrédit

d'Lëtzebuerger Land du 14.05.2021

La seule tentative de nomination de juges européens qui ne devaient pas leur carrière à l’exécutif de leur pays d’origine a eu lieu en 2005. Elle s’est soldée dix ans plus tard en fiasco. Avec des répercussions durables sur la vie de la Cour. Depuis lors, tous les juges de Luxembourg, à la Cour de justice et au Tribunal européen, sont nommés par leur gouvernement. En ce moment, d’intenses discussions se tiennent dans les capitales européennes qui doivent sélectionner des candidats susceptibles de remplacer les juges actuels dont le mandat expire bientôt, en octobre 2021 à la Cour et en septembre 2022 au Tribunal. Rappelons les causes de l’échec précédent et quelle en a été la conséquence indirecte pour l’avenir de la Cour et du Tribunal en 2021. Il faut revenir pour cela à 2003, date de l’entrée en vigueur du Traité de Nice. Une disposition permet la création de tribunaux spécialisés. En 2005, le Tribunal de la fonction publique (TFP) voit le jour. Sa seule ambition est de connaître les recours en justice du personnel des institutions européennes et des agences de l’UE.

Le traité de Nice indique aussi que d’autres tribunaux spécialisés peuvent être créés pour d’autres contentieux de masse dont le Tribunal voudrait se débarrasser, dans l’hypothèse où il aurait trop de travail. La nomination des juges de ce nouveau tribunal était tout à fait originale. Les juristes intéressés par le poste répondaient à un appel à candidatures publié au niveau européen. Un comité créé à cet effet examinait leur candidature. Il prenait son rôle très au sérieux jusqu’à exiger de pouvoir classer les candidats par ordre de mérite, fondé sur la connaissance en droit européen, sur leur expérience professionnelle et sur la connaissance des langues. Un critère que le conseil de l’UE, au début réticent, a finalement accepté.

(On retrouvera plus tard ce critère du mérite dans la procédure de sélection des procureurs européens contre lequel certains États membres se rebiffent (voir d’Land, 11.09.20).) Au Tribunal de la fonction publique, les sept premiers candidats sur cette liste ont ainsi été nommés juges, des nominations indépendantes du pouvoir en place dans les capitales, Un gage de qualité. Mais très vite le naturel a repris le dessus. Les gouvernements se sont chamaillé lorsque la question des renouvellements de leur mandat s’est posée. Les États membres se sont divisés en deux clans. Les grands États d’une part ont accepté du bout des lèvres qu’un juge soit nommé par un autre gouvernement sans que lui ait la possibilité d’en nommer un. Les « petits » États d’autre part, qui ont exigé un roulement des nationalités après chaque fin de mandat de sorte que chacun, au fil des ans, puisse avoir « son » juge. Question de prestige pour eux et ils n’en démordent pas. Cette guéguerre a empoisonné la vie du TPF et a pris des proportions démesurées et lourdes de conséquences lorsqu’en 2014 deux mandats sont venus à expiration.

Sur la liste des juristes sélectionnés par le comité après appel à candidatures, il y avait cette fois-là, par ordre de mérite, le président sortant du TFP, un Belge, puis un Portugais et un Bulgare, lequel est très soutenu par son gouvernement, plus quelques autres. Selon les grands pays, la candidature du Belge était recevable puisqu’il a de l’expérience et donc du mérite. Mais les « petits » pays ont freiné des quatre fers, surtout la Bulgarie. Le Bulgare était en troisième place sur la liste. Si le Belge rempilait, il n’était plus question de poste. Sofia voulait à tout prix l’imposer, menaçant de tout bloquer. Les États membres ont tenté un compromis : un demi-mandat pour le Belge, l’autre moitié pour le Bulgare, tant était grand le désir d’en finir. Proposition refusée : on ne donne pas un demi-poste à un Bulgare ! Finalement, le Belge a décidé de se retirer pour raisons personnelles. Le Portugais et le Bulgare ont pu être nommés. Les discussions ont duré des mois et les États membres se sont jurés qu’on ne les y reprendrait pas.

Sur ce, arrivent les discussions sur la réforme du Tribunal qui, surtout parce qu’il s’organise mal, se dit débordé et réclame de l’aide. Son Président, Marc Jaeger, estime que, vu le contentieux de masse que constituent les affaires de propriété intellectuelle, un tribunal spécialisé en PI est nécessaire. Que nenni ! Le président de la Cour Vassilios Skouris, n’en veut pas. Il penche pour neuf juges supplémentaires au Tribunal et pour la suppression du TFP pour des raisons trop longues à expliquer ici. Après des mois de discussions stériles au sein du Conseil, ce dernier finit par dire à Skouris qu’il n’acceptera qu’une solution, un juge supplémentaire par pays, ne voulant pas revivre le cauchemar « TFP ». Skouris, docile, s’exécute et fait une proposition en ce sens. Résultat : les nominations des
82 juges de la Cour occupent une bonne partie du temps des politiques et diplomates. Comme actuellement.

Dominique Seytre
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