Yanukovych et l’affichage politique

d'Lëtzebuerger Land du 01.04.2022

À quoi joue l’UE ? Ce mercredi et pour la sixième fois, le Tribunal européen a sorti l’ancien président ukrainien Viktor Yanukovych et son fils, Oleksandr Yanukovych, de la liste des personnes dont les avoirs financiers et économiques ont été gelés sur le territoire de l’UE, à titre de sanctions. Interrogé sur cette « présomption d’innocence » des Yanukovych alors qu’ils sont poursuivis par la justice de leur pays, le porte-parole du Conseil de l’UE se contente de rappeler qu’il s’agit d’une affaire pénale contrairement à la série de sanctions prises récemment contre les Biélorusses et les Russes dont Poutine et Sergueï Lavrov, son ministre des Affaires étrangères, pour faits de guerre en Ukraine. On n’en saura pas plus.

Yanukovych était président de l’Ukraine pendant les évènements de la place Maïdan. Le Conseil de l’UE l’inclut sur une liste de gels des avoirs en 2014 parce qu’il fait l’objet « d’une enquête en Ukraine pour participation à des infractions liées au détournement de fonds publics ukrainiens et à leur transfert illégal hors d’Ukraine. » Son fils Oleksandr est aussi sur la liste. Tous deux se sont réfugiés en Russie. Les Yanukovych, comme tous ceux qui contestent leur inclusion sur une liste de gels des avoirs de l’UE font partie des justiciables dits « privilégiés », un cercle très fermé dont les membres ont seuls un accès direct à la justice européenne. En 2016, le Tribunal européen les sort de la liste de sanctions 2014-2015 – les listes sont valables un an - parce que l’enquête du parquet ukrainien n’en est qu’à ses balbutiements. Pas suffisant pour geler leurs avoirs. Mais ladite enquête avance et le Tribunal européen, saisie à nouveau par les Yanukovych en annulation des sanctions pour 2015-2016, confirme cette fois-ci leur inclusion dans la liste.

Mais c’était compter sans les Tamouls du Sri Lanka. Le Conseil met le LTTE (Liberation Tigers of Tamil Eelam) sur une liste européenne de sanctions dans le cadre de sa lutte contre le terrorisme. Saisi, le Tribunal renforce la protection des droits de la défense. en ajoutant une condition préalable. Le Conseil de l’UE, avant de les inscrire sur la liste, aurait dû vérifier, ce qu’il n’a pas fait, si leurs droits ont bien été respectés. Cet arrêt a fait jurisprudence et s’applique aussi à la liste ukrainienne comprenant une vingtaine de personnalités dont les Yanukovych et l’ancien premier ministre Mykola Azarov

Le Conseil ne vérifie pas assez apparemment ce point particulier Les avocats,des Yanukovych, du coup, jouent sur du velours. Chaque année, le Conseil sanctionne le père et le fils, un an plus tard, le Tribunal européen annule ladite décision mais entretemps cette même décision est prolongée. Contestée par les avocats, elle est annulée à nouveau par les juges européens. Cela fait cinq ans que ce petit jeu dure. Un diplomate de la mission de l’Ukraine auprès de l’UE à Bruxelles n’a pas le temps en ce moment de s’interroger sur la question de savoir pourquoi le Conseil, lorsqu’il renouvelle les sanctions, n’a pas vérifié si les droits de la défense des Yanukovych avaient été respectés en Ukraine. Brièvement, il retient que dans la pratique, les Yanukovych restent sous le coup de sanctions. C’est l’essentiel.

Un des acteurs de ce dossier (qui préfère garder l’anonymat) a peut-être la réponse : « La question a été posée au Conseil. Les États membres ne vous le diront pas mais tout ce qui les intéresse, c’est l’affichage politique ». Un diplomate européen tempère : « Les sanctions sont prises rapidement, souvent sur la base d’informations des services de renseignements. Il faudrait tout vérifier avec à l’esprit une action judiciaire ». Le 6 mars dernier, le Conseil prolonge la liste pour 2022-2023. D’après ses informations, les droits de la défense, le droit à une protection juridictionnelle effective et le droit à un procès équitable ont été respectés. Les Yanukovich ont deux mois pour aller en justice.

Sur le plan pratique, l’attitude du Conseil qui ne s’est pas plié avant aux devoirs de vérification que lui avaient demandés les juges européens ont produit des effets pervers pointés par quelques spécialistes. Politiquement, les Yanukovych peuvent dire que la justice européenne les a systématiquement sortis de la liste. Ils pourraient aussi demander des dommages intérêts à l’UE pour le préjudice subi du fait d’avoir été mis illégalement sur la liste des sanctions même si leur chance de réussite est minime. À chaque fois qu’ils gagnent leur procès contre le Conseil, ce dernier, donc le contribuable européen, doit payer les honoraires de leur batterie d’avocats haut de gamme. Procéduriers, le clan a introduit une trentaine d’affaires devant le Tribunal européen. Pour donner une idée des montants en jeu, leurs avocats avait demandé trois fois 58 000 livres sterling d’honoraires dans un dossier marginal, simplement pour contrer une demande procédurale de l’Ukraine de pouvoir intervenir dans leurs procès devant le Tribunal européen. Trois fois, parce que la veuve de Viktor Yanukovych, l’autre fils du président, était aussi intervenue en qualité d’héritière de son mari, celui-ci ayant trouvé la mort par noyade en mars 2015 après s’être engagé sur la glace du lac Baïkal qui a cédé sous le poids de son véhicule. Des prétentions ramenées à 3 500 livres.

Dominique Seytre
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