Bande dessinée

L’art moderne sur le banc des accusés

d'Lëtzebuerger Land du 10.02.2023

Pour sa première BD, Arnaud Nebbache n’a peut-être pas fait un grand travail de recherche au niveau du titre – Brancusi contre États-Unis –, il surprend, cependant, aussi bien au niveau narratif que graphique, avec ce récit sur l’étonnant procès entre le célèbre sculpteur et les États-Unis d’Amérique. Un procès dont le verdict continue à faire jurisprudence sur une définition de l’art.

Constantin Brancusi est né en 1876 à Pestisani, dans l’alors Principauté de Roumanie. Il suit des études à l’école des arts et des métiers de Craiova puis à l’université nationale d’art de Bucarest. Il travaille un temps à Vienne, en Autriche, puis à Munich, en Allemagne, il finira par s’installer définitivement à Paris. C’est là, dans l’atelier d’Auguste Rodin, que le lecteur d’Arnaud Nebbache fait sa rencontre.

Le jeune Roumain, dont une des sculptures trône déjà dans l’espace public à Bucarest, doit se contenter se faire « ses maudits moulages ». Des bras, des mains, des pieds, des jambes que de nombreux assistants comme lui réalisent à l’ombre du grand maître. Celui que d’aucuns considèrent comme un des pères de la sculpture moderne influencera néanmoins son disciple pour toujours. C’est, en effet, « le vieux chêne de Rodin » qui lui apprendra à « transmettre le mouvement », « à sentir l’air qui nous entoure », à « le déplacer » grâce à ses sculptures, « à lever le nez », « à regarder le ciel ». Pour Rodin, « on ne peut pas faire de la sculpture en regardant la terre. Il faut regarder plus loin ».

Impossible de ne pas voir un reste de cet enseignement dans les fameux Oiseaux dans l’espace de Brancusi. Et c’est justement cette série de sculptures qui est au centre de ce magnifique album de plus de 120 pages. Car ce Brancusi contre États-Unis, n’est pas une biographie dessinée, mais bel et bien une histoire de procès. Un procès réel qui s’est tenu à New York en 1927.

Depuis qu’il a quitté l’atelier de Rodin vingt ans plus tôt, Brancusi s’est fait un nom dans le milieu de l’art. À Paris, bien sûr, où son travail a été présenté de nombreuses fois à l’exposition officielle de la société nationale des beaux-arts, mais également au Royaume-Uni, en Allemagne, en Belgique et aux États-Unis. Quand en novembre 1926 la Brummer Gallery de New York fait venir 42 sculptures, 27 dessins et une peinture de Brancusi, Marcel Duchamp – à qui on doit déjà Fontaine ou L.H.O.O.Q – en est persuadé, l’exposition « fera date ». Mais à son arrivée au port de la grande pomme, la douane américaine ne reconnait pas à l’Oiseau le statut d’œuvre d’art, pourtant déjà acheté par le plus Luxembourgeois des Nord-Américains, Edward Steichen. Selon les douaniers, il s’agit d’un objet industriel et à ce titre, ils réclament 4 000 dollars de droits de douane. Résultat, l’oiseau qui devait prendre son envol ne peut sortir de la cage en bois dans laquelle il a traversé l’Atlantique.

Amateur d’objets industriels, Brancusi ne s’offusque nullement sur le fait que son travail puisse être considéré comme celui d’un artisan, mais la note est trop salée. Il va donc attaquer les États-Unis en justice ; et le procès fera finalement encore plus date que l’exposition elle-même. Pendant des mois, le juge, les avocats et de nombreux experts, parmi lesquelles Steichen, mais aussi les sculpteurs Jacob Epstein, Robert Ingersoll Aitken, Thomas H. Jones vont, bon gré mal gré, devoir (re)définir l’art – et surtout l’art moderne –, trouver sa définition, discuter de ses limites, de ses implications…

Le récit de Brancusi contre États-Unis fait plusieurs allers-retours entre New York et Paris, entre la salle d’audience et le quotidien de Brancusi, entre ceux qui discutent sur l’art et celui qui le crée. Une dualité très visible tout au long de l’album avec des choix graphiques contrastés. Si Arnaud Nebbache vient du monde de l’illustration, de la littérature jeunesse et de la presse, il n’est pas avare en planches, cases et autres phylactères tellement typiques du neuvième art. Mais quand il traite des auditions des différents témoins du procès, toutes ces conventions disparaissent, en même temps que les décors, pour laisser les personnages, pleins d’incertitudes, au milieu du néant.

Les scènes de procès sont pleines de dialogues tandis que de nombreuses autres planches sont dénuées du moindre texte. Celles qui montrent Brancusi au travail sont particulièrement savoureuses, non seulement car on y retrouve plusieurs œuvres célèbres du sculpteur, mais également parce qu’on redécouvre l’artiste, pourtant déjà quinquagénaire, tel un enfant turbulent pris par l’inarrêtable inspiration créatrice.

Le récit de l’album est prenant, magnifiquement raconté, avec une infinité de grandes et petites anecdotes. Les amateurs d’art retrouveront avec plaisir dans ces pages de ces grands noms de l’histoire de l’art tels que Rodin, Duchamp, Steichen, mais également Peggy Guggenheim, Man Ray, Alexander Calder, Erik Satie ou encore Fernand Léger. Et puis, les questionnements et les réflexions sur l’art et l’artiste que soulève le procès semblent, malgré les plus de 90 ans qui nous en séparent, toujours d’une étonnante actualité. Enfin, le graphisme sans contours, aux aplats de couleurs à la gamme chromatique variée de cet album est un véritable plaisir pour l’œil. Sorti le 6 janvier, ce Brancusi contre États-Unis est, sans aucun doute, la première grande BD de cette année 2023. Pour un premier album, plus qu’un coup d’essai, c’est un coup de maître.

Brancusi contre États-Unis d’Arnaud Nebbache. Dargaud

Pablo Chimienti
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